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Publié dans le Question de n°IOO 'le XXIe siècle a commencé'
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La non-dualité correspond aux voies spirituelles qui ne distinguent pas la substance de Dieu, ou de l'absolu, de la substance créée et qui affirment qu'elles sont une. Les systèmes dualistes mettent au sommet un Dieu personnel, les systèmes non-dualistes un absolu impersonnel. En ce sens, le dualisme est en général associé à la voie de la dévotion, et la non-dualité à la voie de la connaissance. Le védanta, le bouddhisme ancien et le bouddhisme zen sont typiquement non-dualistes. La non-dualité a une influence sur la psychologie moderne. Il y a des rapports par exemple entre zen et gestalt. De manière plus générale, on peut distinguer un fond non-dualiste dans un certain nombre de nouvelles émergences, depuis l'écologie spirituelle jusqu'à la notion de champ unifié en physique en passant par la philosophie de l'être de Heidegger. La période est favorable pour faire un bilan en profondeur du passé et du futur de la non-dualité en Occident, ainsi que de ses rapports avec le christianisme.
Eléments d'histoire de la non-dualité en Occident
Il s'est passé bien des choses depuis que Vivekananda est venu parler à la fin du XIXe siècle en Occident de la non-dualité comme base possible d'une spiritualité universelle. Le hatha-yoga est devenu une pratique courante dans les pays occidentaux, même dans les campagnes profondes. Certains mouvements d'inspiration non-dualistes comme la méditation transcendentale ont pris l'ampleur d'une nouvelle religion avec six millions d'adhérents de par le monde. La France compte environ six cent mille bouddhistes, pour moité immigrées et pour moitié Français de souche (cf le numéro de l'Actualité Religieuse Le Bouddha va-t-il remplacer l'Evangile? Automne 97). Jacques Brosse a évoqué dans un ouvrage récent les rapports du zen et de l'Occident(1). Le Dr Jean-Marc Mantel, fondateur de l'Association Internationale de Psychiatrie Spirituelle et disciple de Jean Klein, un enseignant non-dualiste, organise des rencontres sur la méditation à Jérusalem même. Il met l'accent sur les possibilités de réalisation non-duelle de l'Absolu par la transcendance des cloisonnements religieux à l'aide de la simplicité d'une expérience intérieure élevée. Rafaël, un autre enseignant non-dualiste, a longtemps été actif à Rome.
En Inde, les idées du Père Le Saux (Swami Abhishiktananda) font leur chemin. J'ai visité à Poone (Maharashtra) un ashram chrétien dont la supérieure, Sarah Grant, a pu écrire un petit livre: Vers une théologie autre- confessions d'une chrétienne non-dualiste (2) Sa formation complète de théologie à Oxford ne l'empêche pas de se définir maintenant comme non-dualiste. Une disciple du Père Le Saux, Vandana Mataji, qui a eu une formation de religieuse dans l'Ordre du Sacré-Coeur, a pu dire en substance au Parlement des Religions à Calcutta en 1993: 'Pour moi, il n'est plus guère essentiel de savoir si je suis une chrétienne hindoue ou une hindoue chrétienne', ce qui lui a valu les ovations de quelques cinq mille auditeurs. Elle a maintenant fait sortir un livre de sept cent pages sur la rencontre hindoue-chrétienne 'Shabda Shakti Sangam' (Sadhana Kutir, Tapovan Sarai, Laxman Jhula 249192 Rishikesh UP Inde) et est invitée à Rome pour présenter avec d'autres le point de vue des chrétiens d'Inde.
Cet article n'est pas écrit pour ceux qui en sont au jardin d'enfant de la spiritualité; il est rédigé pour ceux qui savent réfléchir posément et qui ont pu prendre une distance intérieure, de par leur évolution, par rapport aux réflexes émotionnels liés à un conditionnement dévotionnel et institutionnel. Ces trois domaines -émotionnel, dévotionnel et institutionnel sont en général noués les uns aux autres et ce noeud même est un obstacle à une méditation sereine sur des sujets profonds.
Moi-même, depuis huit ans que j'habite en Inde la plus grande partie du temps, je suis une voie védantique. Ma formation de base est chrétienne, et je pense avoir plus étudié la mystique de cette voie que bien des chrétiens engagés. Ce que je donnerai dans cette étude sont des impressions, des intuitions. Je ne pense pas qu'on puisse écrire dans ces domaines avec la rigueur d'un mathématicien. Ceux qui donnent l'impression d'y parvenir me semblent peu crédibles car ils figent la vitalité de l'expérience intérieure; De plus, leur oeuvre peut facilement être récupéré par un pouvoir religieux centralisé comme une sorte de 'code pénal' pour déterminer les idées qui sont 'légales' et celles qui ne le sont pas. Ceci dit, il n'est pas non plus vital pour moi de dire 'ce que je pense', puisque le but du yoga que je pratique est en fait de ne pas penser, et d'atténuer ce je qui n'est qu'une petite tache noire sur le soleil du Soi...
Elements de mystique comparée
Venons en maintenant à l'histoire de la non-dualité en Occident. Elle a été cachée depuis que le christianisme s'est imposé et a imposé par là même la dévotion comme seule voie de salut. Malgré cela, cette non-dualité a pu survivre discrètement grâce à l'enseignement de la philosophie platonicienne et néo-platonicienne. Je dis 'survivre', car l'apologétique chrétienne a fait des efforts constants pour faire croire que la recherche de l'Un se réduisait à une démarche purement intellectuelle, se réservant à elle seule le droit à l'expérience spirituelle complète. En fait, la voie de la connaissance est une voie qui se suffit à elle-même , capable de transcender l'intellect aussi bien que la dévotion, et de parvenir à une intensité intérieure analogue à l'union au Christ. L'expérience des sages védantins de l'Inde nous le montre encore aujourd'hui. Par ailleurs, une déviation intellectuelle est possible dans la voie de la dévotion aussi -ce n'est pas parce qu'on expose correctement, comme on l'a apprise, la doctrine de la grâce qu'on sera automatiquement rempli d'amour divin.
Toutefois, un enseignement mystique proprement non-duel a pu être intégré au christianisme par ruse: le traducteur en latin d'un texte grec fortement influencé par le néo-platonicien Proclus 'Les hiérarchies célestes' a eu la bonne idée de l'attribuer au premier disciple de Saint Paul à Athènes, Denys l'Aéropagite (3), ce qui lui a valu d'être considéré d'une pureté dogmatique irréprochable et d'être lu et médité par la plupart des mystiques médiévaux, y compris Saint Thomas. Le rejet de toutes les conceptions qu'on peut se faire de Dieu est un élément essentiel de la voie de la connaissance et en même temps a profondément influencé la mystique de l'Eglise d'Orient. Un autre auteur a tendance fortement non-duelle, Evagre le Pontique, est aussi passé 'en fraude' dans la tradition chrétienne, au moins pour certains de ses textes, sous le nom de saint Nil le Sinaïte. Le changement d'attribution a été identifié par le père Irénée Hausherr. On reprochait à Evagre ses liens avec la pensée d'Origène, et également d'avoir pu écrire un livre entier sur les degrès de l'intériorité où il avait oublié de parler de Jésus.
Quant à Maître Eckhart, les spécialistes font en général de grands efforts pour essayer de le ramener dans le sens de la doctrine officielle sous prétexte de replacer ses idées dans leur contexte. Pourtant, c'est le contraire qui me semble évident: si dans l'ambiance lourdement dualiste de l'époque, Eckhart prenait le risque d'affirmer des expériences non-duelles, c'est que celles-ci étaient pour lui fondamentales. Il faut donc interpréter ses écrits dans un sens non pas moins, mais plus non-duel que ce qu'il s'est autorisé à écrire. Il en va de même pour d'autres mystiques chrétiens qui ont laissé transparaître des expériences de ce genre dans leurs textes. S'il y a peu de mystiques à suivre cette voie de connaissance en Occident, ce n'est pas qu'ils n'en avaient pas besoin, mais c'est qu'ils ont été découragés par la pesanteur et le monolithisme d'un monothéisme de type vétéro-testamentaire. L'intuition non-duelle fondamentale correspond en fait à un méta-théisme; si l'on entend par théos le Dieu personnel, elle est au-delà.
Il y a eu en Occident des expériences 'atypiques' du Soi, en ce sens qu'elles ont émergées spontanément chez des poètes ou des philosophes. Louis Gardet a consacré une bonne centaine de pages à ce sujet (5). Heidegger, par exemple, reconnaît sa communauté de vue avec le non-dualisme du zen quand il l'a découvert: 'Si je comprends bien le zen, voilà ce que j'ai essayé de dire dans tous mes écrits' (6) Il énonce aussi clairement le fondement de la voie de la discrimination quand il écrit: 'Il faut séparer l'authenticité de l'Etre du caractère factice de l'existence'. Cependant, on doit avoir bien plus que des intuitions métaphysiques pour asseoir une pratique et transmettre une voie spirituelle complète. Un autre exemple d'intuition non-duelle peut être discerné dans la réflexion de Camus dans La Peste:'Peut-on être saint sans Dieu? C'est le seul problème concret que je connaisse aujourd'hui.' (8)
En Inde, l'unité de substance entre l'homme et l'Absolu est si naturelle qu'on utilise parfois le même mot pour désigner les deux: en effet atman (il n'y a pas de majuscules en sanskrit) signifie à la fois 'soi-même' ou le Soi. Le fil directeur de la voie de la connaissance, c'est l'antique questionnement des Upanishads: 'Quelle est cette connaissance par quoi tout peut être connu?' En d'autres termes, cela revient à affirmer qu'il existe une expérience par laquelle l'homo sapiens peut devenir 'totalement sapiens', le couronnement de la conscience individuelle quand elle se fond dans la conscience universelle. En Inde, il est facilement accepté que la dévotion qui arrive à son sommet (parabhakti) ne fait qu'un avec la connaissance (jnana); cette idée devrait être une inspiration pour les non-dualistes chrétiens aussi.
Cette étude est un écho de l'ouvrage de Raimundo Pannikar: 'Le Christ inconnu de l'hindouisme' (9). En reprenant l'idée de Justin le Martyr à propos du Christ disséminé au sein des religions païennes il a essayé de montrer la présence d'un Christ 'inconscient' dans l'hindouisme; J'ai cependant l'impression que ma tâche est plus facile que la sienne. En effet, le non-dualisme fait référence à une expérience individuelle mais non-conditionnée puisque survenant après le rejet des conditionnements alors que le mot 'Christ' fait obligatoirement référence à Jésus, personnage qui a vécu dans un contexte fort différent de l'Inde. A mon sens, la véritable utilité de la mystique comparée est de pouvoir faire sentir le poids des a pirori culturels, presqu'impossibles à voir directement: on a besoin d'un miroir pour observer son propre visage. Pour cela, il faut une sympathie fondamentale qui est celle d'un authentique chercheur de vérité: 'Non entratur in veritatem nisi per charitatem' 'on ne pénètre pas la vérité si ce n'est par la charité' dit saint Augustin. Plus il y aura de groupes spirituels sérieux, plus les gens auront de chance de trouver la voie qui leur convient effectivement; et leur interaction sera stimulante: du frottement des idées jaillit l'étincelle de la conscience; Il est vrai qu'un monopole religieux peut apporter une certaine paix apparente, mais c'est la paix du cimetière.
Nous allons maintenant considérer les rapports de la non-dualité avec le christianisme. Nous considérerons d'abord un bon nombre de divergences présentées comme essentielles, mais qui après réflexions nous apparaîtront superficielles. Nous envisagerons ensuite quelques différences qui nous semblent plus profondes. Un célèbre koan zen dit: 'Quel est le sens de la venue du Patriarche (Bodhidharma) de l'Ouest.' Peut-être trouvera-t-on avec cet article des éléments de réponse au nouveau koan possible en cette jonction de millénaire: quel est le sens de la venue de la non-dualité de l'Orient.?'
Non-dualité et christianisme: douze points de 'divergences parallèles'
Par la désignation paradoxale de 'divergence parallèles', je regroupe ici douze points où les différends entre non-dualité et christianisme me semblent plus dus à des malentendus qu'à des oppositions irréconciliables; Cela me donnera aussi l'occasion d'écarter en passant certains arguments spécieux avancés par quelques théologiens chrétiens qui semblent ignorant à la fois la théorie et la pratique de la non-dualité. Il faut se rendre compte qu'en Inde, la plus grande masse suit une forme ou une autre de pratiques religieuses dévotionnelles, donc dualistes; en revanche, l'interaction déjà ancienne avec la conception non-dualiste fait que les saints et les sages passent facilement de l'une à l'autre. Cela contribue à la fécondité et à la vitalité de la pensée religieuse hindoue. Venons-en aux différents points en litige et aux réponses qu'on peut avancer.
"La non-dualité est une doctrine vague"
C'est ce qu'on entend souvent dire. Elle serait, entre autre, le soubassement préféré des drogués pour interpréter leurs expériences!... Il y a plusieurs réponses à cela; dans un premier temps, le 'vague' est souvent purement et simplement dans l'esprit de ces théologiens chrétiens qui n'ont qu'une connaissance superficielle de quelques idées non-dualistes, le plus souvent à travers les écrits d'autres chrétiens et qui n'ont bien sûr aucune expérience des pratiques méditatives qui correspondent à cette voie de la connaissance. Certains non-dualistes comme Shankaracharya avec l'advaïta védanta, ou Nagarjuna avec le bouddhisme madhyamika ont établi des systèmes philosophiques dont la cohérence n'a rien à envier à celle d'un saint Thomas d'Aquin. Il est vrai que la plupart des mystiques n'aiment pas enfermer leurs expériences dans des systèmes philosophiques rigides et détaillés à l'extrême. Jésus, le Bouddha n'ont pas élaboré de philosophies complexes supposées répondre à toutes les questions dans le détail. Les Pères du désert n'ont pas écrit beaucoup sur la théologie, mais le rayonnement de leurs conseils pratiques sur la vie intérieure nous éclaire toujours.
La notion d'enstase n'est pas plus floue que celle d'extase. Au contraire, on peut faire remarquer que la notion d'extase suppose l'union à Dieu dont la présence a été depuis toujours difficile à prouver, alors que l'enstase nécessite seulement un retour à la vie intérieure dont l'existence ne peut être remise en cause. 'Enstase', le terme employé par Mircéa Eliade en parlant du Yoga, n'est d'ailleurs qu'une approximation; le méditant non-dualiste cherche une expérience du Tout qui abolit la différence entre le dedans et le dehors, entre l'enstase et l'extase et qu'on pourrait plutôt appeler 'holostase'
"L'expérience non-duelle du nirvana est un état de torpeur qui n'entraîne aucun changement réel dans l'individu" Il y a deux distinctions importantes à faire: premièrement entre l'expérience du vide somnolent (appelé shunya par Ma Anandamayi) et la véritable expérience de vacuité (mahashunya) Et deuxièmement, entre la dissolution temporaire du mental, et donc de l'égo (mano-laya) et leur dissolution définitive (mano-nasha). La première entraîne des effets plus ou moins prononcés selon son niveau, mais la seconde correspond à la grande expérience définitive quand aux bienfaits qu'elle apporte. On ne peut même pas parler de transformation de l'égo, puisqu'il y avait égo avant et qu'il n'y en plus après. dans la voie de la dévotion aussi, toutes les expériences de l'amour ne sont pas transformatrices. Cela dépend de leur authenticité et de leur profondeur.
"Le non-dualisme enseigne une vérité pour un petit nombre, alors que le dualisme est un enseignement pour les masses"
Il est vrai que dans le védanta la distinction est faite entre vérité empirique (vyavaharika) et vérité absolue (paramartha). De même, dans le bouddhisme japonais, on parle de la 'loi provisoire ' par rapport à la 'loi définitive'. Je crois que c'est une attitude de bon sens, qui respecte les différences de niveau entre les gens et qui permet d'intégrer diverses voies spirituelles non pas en choisissant l'une et en détruisant l'autre, mais simplement en les hiérarchisant. Il n'est pas question ici de discrimination sociologique: chacun a le droit a priori d'expérimenter la vérité absolue, mais cela réclame un effort que peu sont prêts à fournir. Il n'y a pas de non-dualité possible sans cette distinction pratique entre les deux vérités. Le Christ lui aussi respectait cette distinction: sinon, pourquoi n'aurait-il pas organisé la dernière Cène sur le Parvis du Temple, ou n'y est-il pas apparu à la foule après sa résurrection?
Le concept d'unité rationnelle entre tous les niveaux de développement intérieur est une idole, il faudrait cesser d'y sacrifier. C'est une tentative d'uniformisation, qui peut nuire par exemple à des débutants qui voudraient utiliser la transe violente pour progresser ou même simplement se mettre en route vers Dieu, ou les mystiques avancés qui insistent sur la connaissance et la cessation spontanée de l'action. Le véritable problème est que la hiérarchie a peur de ne pas pouvoir saisir la 'loi définitive' et de ne pas réussir à contrôler ceux qui la suivent naturellement. Le Bouddha raconte l'histoire suivante: "Deux frères vont dans la montagne pour couper du bois et reviennent lourdement chargés. Le plus jeune voit soudain un grand tas de pièces de cuivre et laisse tomber son bois pour en prendre tant qu'il peut. L'aîné pense: 'J'ai tellement trimé pour ce bois que je ne vais pas risquer de le perdre; je reviendrai après pour les pièces' Plus loin, le plus jeune voit des pièces d'argent qu'il prend à la place des pièces de cuivre, alors que l'aîné reste attaché au bois qu'il a ramassé à la sueur de son front. Plus tard, la même chose se reproduit avec les pièces d'or. Et quand l'aîné revient ensuite de la maison pour prendre les pièces, elles avaient disparues." (11)
"La non-dualité est une doctrine froide et dénuée d'amour car elle ne reconnaît pas la valeur suprême de la personne humaine."
Il s'agit là d'une question-clé que nous allons donc développer plus en détail. C'est peut-être dans les années trente que le personnalisme s'est le plus affirmé; dans le judaisme, il y a eu l'ouvrage de Martin Buber, le 'Je et le Tu' et dans le catholicisme la fondation de la revue 'Esprit' avec en particulier Jean Mounier et Berdiaev. Le contexte de l'époque était plutôt sombre. Les démocraties faisaient piètre figure devant la montée des totalitarismes et il était effectivement urgent de faire passer aux foules tentées par la simplification des mouvements de masse l'idée que la personne humaine est inaliénable. En entendant ou lisant certains Occidentaux, on a l'impression que l'Indien moyen serait schizoïde sous prétexte qu'il n'a pas la notion de personne éternelle. Pour ceux qui ont vécu en Inde, cette idée apparaît bien sûr fantaisiste. L'hindou ordinaire a une personnalité et un égo comme tout le monde; Il a sans doute dans l'ensemble un plus grand souci de s'harmoniser avec la famille au sens large que les Occidentaux, mais dans son esprit c'est un signe de maturité psychologique.. Celui qui veut être 'indépendant', c'est à dire loin de la famille est vu comme une sorte d'asocial en situation d'échec. En hindi, 'udas' signifie à la fois 'solitaire' et 'triste'. Par contre pour celui qui veut s'engager plus avant dans la voie spirituelle existe la possibilité de renoncement où les liens avec la famille sont coupés. En ce sens, il s'agit d'un fort processus d'individuation, mais il ne s'arrête pas là car il se continue par un nouvel élargissement, celui de l'ouverture à la conscience universelle et indivise, ce qu'on pourrait appeler un processus 'd'indivision'.
Quand on y regarde de près, la notion de 'personne' chrétienne, difficile à différencier en pratique clairement de l'individu est plutôt floue. Elle est au-delà du moi habituel, elle est pure présence', elle est 'rigoureusement ineffable au même titre que la personne divine' (12): on se demande au fond ce qu'il lui reste de personnel, si ce n'est le résultat d'une sorte d'acte de foi pure affirmant qu'il faut que la personne continue d'exister coûte que coûte. Lossky dit: 'C'est en renonçant à son contenu propre, en le donnant librement, c'est en cessant d'exister pour soi-même que la personne s'exprime pleinement dans la nature une de tous.' (13) Cela décrit exactement la dissolution de l'égo dans le védanta, et le processus n'a guère de raison d'épargner la personne en tant que telle. Evidemment, la croyance au Jugement dernier oblige à conserver une sorte d'ombre d'individu obligé de répondre 'présent' à l'appel final. De même, dans l'hindouisme, il y a quelque chose de l'égo qui passe d'une vie à l'autre pour véhiculer le karma individuel. mais l'hindouisme reconnait aussi qu'au-delà de cela, une libération complète est possible; à ce moment-là se dissolvent dans le Soi à la fois le karma et la personne. La lumière de la chandelle se dissout dans le soleil; le processus suit sa logique jusqu'au bout. Les théologiens personnalistes sont tellement attachés à leur idée qu'ils en viennent à corriger les Pères eux-mêmes: il est amusant de remarquer que l'un d'eux, citant Grégoire de Nysse: 'les concepts créent des idoles de Dieu, seul le saisissement pressent quelque chose' se sent obligé de corriger: 'Quelqu'un, plutôt' (14). Grégoire de Nysse, en tant que mystique confirmé, avait l'intuition du caractère ultimement impersonnel de l'Absolu. C'est pour cela qu'il a dit 'quelque chose' à la manière du 'tat' (cela) des Upanishads quand elles évoquent le Suprême. Cela a gêné des théologiens aux expériences moins élevées et qui courent après la personne comme quelqu'un pourrait courir après son ombre espérant un jour la saisir.
Si le Christ lui-même s'est anéanti (kénose, cf Phil II, 7)); s'est vidé de lui-même, pourquoi la personne humaine ne pourrait-elle en faire autant? Ne serait-ce pas la moindre des choses? N'est-il pas écrit: 'Si le grain de blé tombé en terre meurt, il portera beaucoup de fruit.' ?Peut-on dire, en vérité, ce qu'il reste du grain après qu'il est mort? La science elle-même, en suivant des découvertes récentes en neuro-psychologie, remet sérieusement en question la notion de personne, et en vient à une conception de type plutôt bouddhiste qui parle des 'agrégats' (15) Ceci ne doit pas amener à un nihilisme ou à un affaiblissement. 'L'homme qui nie sa propre individualité ne s'amoindrit pas, mais au contraire s'agrandit aux dimensions de la réalité universelle.' dit Plotin. Plus près de nous, un autre grand représentant de la voie de la connaissance, Nisargadattta Maharaj, affirme: 'La plus grande charité, c'est de donner sa conscience de 'je suis'.
Une idée qui sous-tend l'attachement à la notion de personne, c'est qu'il n'y a de bonheur que dans la relation". Ceci est basé sur l'expérience affective habituelle. Les dualistes hindou prennent la comparaison du morceau de sucre qui doit rester différent pour qu'on puisse percevoir sa saveur; mais c'est peu respectueux de l'Absolu que de le considérer comme un morceau de sucre et de vouloir en faire un objet de dégustation. Ceci nous amène à parler de la question de l'anthropomorphisme dans le dualisme.
Les descriptions de l'union à Dieu sous forme de mariage ou de rapports entre amant et aimé ne sont plus satisfaisantes à partir d'un certain niveau d'évolution. Elles ressemblent trop à la projection d'un désir, et les psychiatres font remarquer justement qu'on délire dans le sens de son désir. L'idée chère aux dualistes selon laquelle nous vivons de plus en plus l'amour de Dieu, et ce indéfiniment me semble aussi très anthropomorphique. C'est le souhait des amants, mais la réalité semble plutôt autre. Quand on lit de plus en plus de livres, on sait de plus en plus de choses, donc par analogie quand on fait de plus en plus de pratiques spirituelles on devrait avoir de plus en plus de résultats; mais peut-on réduire la voie spirituelle à une sorte de progression géométrique; elle est plus inattendue, et plus intéressante aussi. N'y a-t-il pas un intérêt certain dans la notion orientale de rupture de niveau (nirvikalpa samadhi, satori)? N'est-ce pas une nécessité à partir d'un certain stade, de même que le passage de la physique newtonienne à la physique relativiste est devenu nécessaire pour intégrer de nouvelles expériences? Curieusement, en dépassant la notion anthropomorphique de personne, on revient plus près de l'homme et de son expérience directe. 'Il n'y a pas d'autre Dieu que le sens de la présence' dit Nisargadatta Maharaj (16)). Maître Eckhart, de son côté, affirmait en une formule célèbre: 'Si je n'étais pas, Dieu ne serait pas non plus.' (17)
La vraie question n'est pas de projeter des désirs, tels des rayons laser, dans les brumes célestes, mais de les laisser s'en aller, de s'en départir complètement afin que 'Cela' puisse se révéler. Ce n'est pas facile, et c'est bien pour cette raison qu'on a créé tant de disciplines spirituelles. Une critique de la non-dualité qui est aussi liée à la question de la personne est la suivante: "La non-dualité emploie des techniques, le dualisme repose sur l'amour seul'". La première réflexion qui me vient à l'esprit est que l'amour est aussi une technique, ou un art si le mot technique fait peur. Celui qui suit la voie de la dévotion doit apprendre petit à petit à jouer avec ses émotions sans en être le jouet afin de pouvoir les diriger entièrement vers le divin. Le védanta de son côté n'est pas contre le yoga en tant que technique de purification du mental, mais il souligne répétitivement que 'Cela' se révèle de façon gratuite. La Réalisation du Soi est au-delà des méditations qui visent à s'unir à une forme divine donnée (upasana).
Le dualisme a tendance à durcir, à épaissir l'égo en lui conférant une substance propre différente de la substance divine. On peut se demander, du point de vue de la psychologie des profondeurs, s'il n'y a pas de rapport entre le dualisme, le traumatisme de la circoncision et la transcendance violemment affirmée du judaïsme et de l'islam (cf le Qul Allahu Akbar...Dis 'Dieu est le très Haut' de la prière quotidienne musulmane). Cet évènement agressif, même s'il apparaît à des âges différents dans les deux religions, ne représente-t-il pas une coupure, c'est le cas de la dire, dans le monde de l'unité primordiale? Cette coupure n'a-t-elle pas un impact d'autant plus fort qu'elle agit sur la force sexuelle et qu'elle peut créer un certain éveil de cette énergie intérieure que l'Inde appelle kundalini? Ceci peut être un thème de réflexion à proposer en passant à ceux qui sont intéressés.
On ne peut parler de façon juste de l'au-delà de la personne si l'on ne distingue pas clairement la sortie de l'égo par le haut de celle par le bas. Cette dernière peut correspondre à la schizophrénie, l'en-deça de l'égo ou, de façon plus atténuée, à un type de pensée moderne réductionniste, voire nihiliste, que Jean Wahl avait surnommé la 'trans-descendance'. C'est pour cela que je préfèrerais parler de 'transpersonnalisation' plutôt que de 'dépersonnalisation' mot qui a un nuance péjorative et d'ordre pathologique. De même, il me semble plus convenable de parler de 'voie libératrice de la personne' 'transpersonnelle' à propos de la voie de la connaissance, plutôt que de voies 'impersonnelles', mot qui s'associe automatiquement dans l'esprit des gens à la froideur et au rejet. Il faut noter aussi à ce propos le paradoxe suivant; la transmission des voies 'impersonnelles' comme le védanta ou le zen se fait de manière très personnelle, entre maître et disciple, grâce à une relation vitale qui s'étend sur des années. (19) En ce sens, cette relation est moins impersonnelle que la transmission institutionnelle qui est la plus courante dans le christianisme. Un vrai pratiquant de la voie de la connaissance a une dévotion pour l'être intense. Il s'exerce dans ce sens. Nisargadatta parle de 'la fulgurance explosive du 'je suis' (20).
Jacques Maritain, qui était un thomiste strict, essaie d'établir une opposition entre voie de la dévotion et voie de la connaissance: la première correspondrait à la mystique du feu et la seconde à celle du miroir. La comparaison est évidemment lourde de sous-entendus apologétiques, insinuant que la voie de la connaissance est glaciale et qu'elle ne renvoie à rien d'autre qu'à son visage, c'est à dire l'aspect le plus extérieur de l'égo. Il faut déjà remarquer que le feu n'accomplit sa vocation que lorsque le combustible est complètement brûlé, c'est à dire quand la dualité s'est consumée et que seule l'unité demeure. De plus, quand elle est intense, la mystique de la connaissance est plus qu'un feu, elle est un rayon laser qui sépare le Réel de l'irréel. Par ailleurs, ceux qui ont besoin de se reposer sur un Dieu à visage humain -donc qui leur ressemble étrangement- ne sont-ils pas plus dans la mystique du miroir que ceux qui sautent directement dans l'Absolu sans forme? L'autre qui a le même aspect que nous est-il tellement 'autre'? Quelles images éveillent le célèbre 'Deus intimior meo' 'Dieu plus intime à moi-même que moi-même' de saint Augustin? On pourrait entrevoir une sorte de centre ultime sous les diverses couches de la personnalité et des conditionnements, ou alors un fond de l'être humain qui s'élargit de plus en plus en s'ouvrant à l'Etre. Les deux représentations -la graine de conscience ou bien l'espace sans limite- sont utilisées régulièrement pour évoquer l'Absolu dans le védanta (21)
Une dernière objection au non-dualisme est que celui qui ne croit pas à la personne ne peut la respecter. Il me semble au contraire qu'il la respecte d'autant mieux qu'il n'est plus gêné par le filtre de sa propre personnalité pour pouvoir apprécier l'autre objectivement, comme il est. C'est quand deux personnes, c'est-à-dire en pratique deux égos, sont en relation qu'il y a manipulation et conflit.
La notion de personne, sous son aspect concret de personnalité, est utile bien sûr dans l'éducation, pour que les enfants et les adolescents puissent s'affirmer en tant qu'eux-mêmes. Elle est utilisée du point de vue social et juridique également, pour que l'individu ne soit pas écrasé par la masse ou la machinerie étatique. Plus profondément, cette notion va de pair avec l'amour basé sur le physique, les moindres détails personnels étant fortement investis émotionnellement par les amants; le problème est que cette charge émotionnelle peut s'inverser subitement et, de positive, devenir négative. Pour un mystique mûr, cette notion de personne qui au début avait été une aide devient un obstacle.
En conclusion se dégage l'idée de 'palier personaliste': la personne humaine est le type même de vérité provisoire, de pratique courante (vyavaharika) qui disparaît lorsqu'on s'approche de l'Absolu à la façon d'un éphémère dans une flamme de chandelle. Tant qu'on y croit, on y est soumis. Quand on le remet en question commence à poindre le soleil de la Libération. Le non-dualisme ne contredit aucune doctrine, il leur donne plutôt leur place et les intègre dans sa vision du monde. Ceux qui gardent encore en eux, comme un arrière-goût, que le personnel c'est la vie et que l'impersonnel, c'est la mort, ceux-là peuvent bien méditer le koan zen suivant:' Le vivant rentre dans le cercueil, et le mort le transporte'.
"La non-dualité est froidement technique, elle n'a pas de notion de gratuité car elle n'a pas de concept de grâce"
Même dans le Yoga qui est la partie la plus technique de la spiritualité hindoue, la notion de grâce est présente. Les Yoga-Sutras de Patanjali parlent de 'l'abandon au Seigneur (Ishwara pranidhâna I-23) comme d'une voie possible pour atteindre l'Absolu. Le védanta en tant que doctrine non-dualiste n'a pas de notion de grâce mais insiste fortement sur la gratuité". La connaissance se révèle d'elle-même sans être la récompense obligée de nos efforts spirituels. C'est même sur ce point que le védanta s'est différencié de l'école qui l'a précédé historiquement, le purva-mimansa. Dans le bouddhisme mahayana, le concept de 'réalisation spontanée' est également très important.
A l'inverse, dans la prière chrétienne, on accepte jusqu'à un certain point l'efficacité automatique de la demande et cela ressemble au yoga: 'Frappez et on vous ouvrira'. Cette efficacité non seulement ne dépend pas du bon vouloir de Dieu, mais existe aussi malgré sa réticence, comme l'indique la parole de l'homme importuné qui finit par céder à un quémandeur pour réussir à avoir la paix. Les orthodoxes reconnaissent même, contrairement aux catholiques, que la grâce a été donnée entièrement et dès le début à l'homme. Cette grâce est paradoxale, comme le dit bien le mot apocryphe de saint Ignace: 'Il faut agir comme si tout dépendait de l'homme et rien de Dieu, il faut se confier à Dieu comme si tout dépendait de Dieu et rien de l'homme.' (22) On peut interpréter la proposition de la théologie: 'L'homme est déifié par grâce et non par nature' en voyant sous le terme 'nature' l'égo. Celui-ci en effet paraît être sa propre nature pour l'homme ordinaire -'moi je suis moi, et puis c'est tout!' A ce moment-là cette affirmation n'est pas différente de ce que dit le védanta, c'est à dire que la force qui transforme l'égo vient d'au-delà de l'égo -du Soi dans le langage non-duel.
La dépendance du chrétien envers une grâce de Dieu dont il ne comprend ni le comment ni le pourquoi donne facilement une dimension tragique à sa vie spirituelle. Philarète de Moscou dit par exemple: 'L'homme est suspendu entre deux gouffres comme sur un pont de diamants qui est la volonté de Dieu, au-dessus de lui, le gouffre des Ténèbres divines auquel il est appelé, au dessous le gouffre de l'inexistence d'où il a été tiré et où il ne peut que tomber s'il renonce à sa vocation -mais sans pouvoir jamais revenir à l'inexistence. (23) Du point de vue de la psychologie spirituelle, le sens de l'absurde et de l'angoisse existentielle ne serait-il pas l'envers, l'ombre de la croyance en la grâce d'un Dieu complètement bon?
La question de la grâce est liée à celle de la transcendance et de l'immanence. On reproche souvent au non-dualisme de tomber dans l'immanentisme complet, le panthéisme lorsqu'il affirme que l'Absolu, le monde et l'homme ne font qu'un. Certes le non-dualisme n'a pas de difficulté à intégrer le panthéisme comme un niveau de développement spirituel possible. Il ne se sent pas obligé de le rejeter violemment comme le fait le monothéisme. Ceci dit, le mouvement même du non-dualisme est transcendant et apophatique: c'est le neti, neti des Upanishads. Il est intéressant de remarquer à ce propos-là qu'on parle de 'non-dualisme' et non de monisme, pour pouvoit garder àà l'Absolu son caractère d'ineffabilité, au-delà des contraires, au-delà même de l'être et du non-être. Dans le christianisme, à part peut-être certains mystiques, on craint plutôt de remettre en question, d'aller au-delà de l'être même de Dieu. En ce sens, le non-dualisme est plus trancendant que le dualisme.
"Les non dualistes ne sont pas capables d'action dans le monde ni d'esprit scientifique"
C'est là une autre objection courante contre les non-dualistes, faite à cause de leur tendance à considérer le corps et le monde comme une illusion. Commençons par parler du corps. Les chrétiens répètent que l'Incarnation peut seule donner au corps sa dignité ultime en lui rendant sa vocation divine de Temple de l'esprit. Il faut d'abord mentionner que pour le non-dualiste, le corps n'est pas seulement le temple de l'Esprit mais l'Esprit lui-même, puisqu'il n'y a qu'une seule substance-esprit à la base de tout. Dans le non-dualisme, on reconnaît que le mental est basé sur le corps, et on répète que c'est une chance d'avoir bénéficié d'une renaissance dans un corps humain, et qu'il ne faut donc pas la gaspiller. Le védanta, nous l'avons vu, accepte les pratiques yoguiques comme moyen de purifier l'esprit. Il est intéressant de noter à ce propos que c'est dans l'ambiance non-dualiste de l'Inde que les techniques corporelles à visée spirituelle, regroupées sous le terme de 'yoga', se sont le plus développées: peut-être parce qu'un certain nombre d'hindous sentaient les limites de l'explication unique du progrès spirituel par la grâce divine.
Au fond, affirmer la réalité du corps représente un lieu-commun: l'homme ordinaire est convaincu de cette réalité, et je suis sûr que si l'on pouvait parler métaphysique avec les animaux, ils seraient également en faveur de ce point de vue. Le doute à propos de cette évidence vient de l'habileté de la conscience humaine à se faire évoluer elle-même: le déséquilibre du doute est le pas de la pensée. Cette désidentification du corps n'est pas une question d'ascèse physique mais de compréhension. En ce sens, les ascètes chrétiens avec leurs macérations semblaient avoir eu moins de respect pour le corps que les néo-platoniciens qui disaient pourtant que celui-ci n'avait guère d'importance par rapport au but qui est la conscience, mais au moins ne le torturaient pas. (23)
Venons-en maintenant au second point de l'objection -l'irréalité du monde d'après le non-dualisme. Il y a eu certes des écoles bouddhistes qui ont maintenu une irréalité complète des phénomènes, les vijnananvadis. Cependant, dans le védanta, le monde manifesté (maya) est décrit comme 'ni réel, ni irréel', défiant en pratique toute description (anirvanchaniya). De plus, le monde est irréel par rapport à l'Absolu (paramartha), mais il a une réalité relative (vyavaharika) comme nous l'avons vu plus haut en parlant des deux vérités. Pour ce qui est de l'évaluation des capacités d'action des védantins, on peut mentionner que la Mission Ramakrishna, inspirée par l'idéal du 'védanta pratique' de Vivékananda, semble être la plus grande organisation humanitaire du monde. Elle est surtout présente en Inde bien sûr, mais l'Inde représente un milliard d'habitants. Les faits montrent donc que védanta et action ne sont pas incompatibles.
Il semble par ailleurs que la science occidentale ne se soit pas développée à cause de l'Eglise, mais contre elle. Les controverses sur l'évolution qui continuent encore aujourd'hui ne semblent guère avoir agité la pensée hindoue. L'idée de Soi impersonnel est plus facilement assimilable à la notion de champ unifié que développe la physique contemporaine que le Dieu personnel, créateur, le Deus ex machina des doctrines dualistes. Les scientifiques ont dû oublier cette conception de Dieu pour pouvoir évoluer. Tout homme vraiment religieux considère que Dieu est dans le monde, et même qu'il est plus réel que lui; sinon, il est un matérialiste qui va assister à des rituels. 'Heureux le moine qui voit chaque homme en tant que Dieu après Dieu' (24) dit Nil le Sinaïtre, et 'Le moine est celui qui, en se retirant du milieu des hommes, y est uni et se voit lui-même en chacun d'eux.' (25)
Il ne s'agit pas d'abandonner le monde, mais sa vision du monde pour y voir clairement Dieu, pour le déifier comme disent les orthodoxes ainsi qu'à sa manière le début de l'Isha Upanishad: 'Que tout ceci soit enveloppé par le Seigneur (isha), tout ce qui se meut dans ce monde en mouvement. Ayant renoncé à ceci, tu peux profiter...' L'abbé Antonios avait cette intuition non-dualiste de la disparition de notre conception ordinaire du monde par l'arrêt du mental! 'Si l'homme ne dit pas dans son coeur "il n'y a au monde que moi seul et Dieu", il n'obtiendra pas le repos'. (26). Isaac le Syrien était également arrivé par expérience directe à une conception proche de la création par le regard (drishti shrishti) de la pensée hindoue: 'Le monde meurt là où le courant des passions s'arrête'. (27)
Saint Thomas reconnaît qu'il se peut que le monde n'existe pas quand il écrit: 'Il se peut que tout ce qui n'est pas Dieu n'existe pas' (28). Grégoire de Nysse présentait le paradoxe du monde à la fois réel et irréel lorsqu'il il disait: 'Le paradoxe du monde, c'est d'avoir son existence dans la non-existence' (29). Maître Eckhart n'hésite pas à affirmer comme une évidence l'irréalité ultime de la création: 'Toutes les créatures sont un pur néant. Je ne dis pas qu'elles sont minimes ou qu'elles sont quelque chose, elles sont un pur néant. Ce qui n'a pas d'être est néant. Toutes les créatures n'ont pas d'être car leur être dépend de la présence de Dieu.' (30). La seule différence entre la théologie chrétienne classique et le védanta, c'est que la première dit que l'homme a perdu son état de déification et doit le retrouver, tandis que le second dit que l'homme croit seulement l'avoir perdu.
On peut critiquer la notion védantique du monde manifesté comme anivachaniya, au-delà de toute description. N'est-ce pas une solution trop facile, une échappatoire qui laisse le problème non résolu? C'est vrai; mais toutes les métaphysiques et les théologies laissent des problèmes non résolus. Les chrétiens eux-mêmes reconnaissent que la création ex nihilo est inexplicable. Comment Dieu a-t-il pu descendre de l'intemporel dans le temporel pour accomplir l'acte de création? Comment a-t-il choisi le moment de le faire? S'il est tout puissant, comment expliquer la liberté de l'homme? Par son amour, dit-on. Mais si Dieu est réellement complet, en quoi a-t-il besoin d'amour? Et si l'homme était parfait avant sa faute, n'est-ce pas illogique qu'il ait choisi le mal? Dans l'ensemble, le problème du mal est plus difficile à résoudre dans un système dualiste où l'univers est supposé avoir été créé par un Dieu bon. Pour les non-dualistes, le mal vient non pas de la faute, mais de l'ignorance, de maya qui n'a pas de début mais a une fin à l'instant où l'aspirant spirituel atteint la libération. Cette conception du mal comme ignorance s'accorde mieux avec l'esprit de la psychologie moderne que celle du mal comme faute.
La notion de 'peuple élu' qui semble évidente vue de l'intérieur du christianisme et du judaïsme est plutôt choquante vue de l'extérieur. Ce Dieu qui a choisi quelques pour cent de l'humanité pour en faire un peuple "élu" et a rejeté les autres, si ce n'est en enfer au moins à un rang inférieur, paraît plus un démon qu'un Dieu aux yeux des 'autres'. Dans ce sens, une métaphysique qui fait l'économie de la notion de peuple élu et de Dieu personnel représente certainement un progrès vers une possibilité de tolérance réellement universelle. En Inde, on a essayé d'allier le non-dualisme pur (advaita-védanta) avec le dualisme vishnouïte. En cherchant à concilier des croyances de ce dernier groupe avec le non-dualisme, Ramanuja a élaboré un non-dualisme mitigé. De l'aveu même des philosophes, sa tentative est bancale, non pas qu'il ait été un mauvais penseur, mais parce que son projet de départ était une sorte de quadrature du cercle. (11) De même que les mystiques chrétiens n'aiement pas trop les règles monastiques mitigées, de même les mystiques de l'Inde contemporaine ne se réfèrent guère au non dualisme mitigé quand ils parlent du védanta: ils envisagent directement l'advaïta.
"La non-dualité ne bénéficie pas d'une parole révélée"
Une dernière objection souvent émise par des théologiens à propos de la non-dualité, c'est qu'elle ne bénéficie pas d'une autre Parole révélée, par le fait même qu'il ne reconnaît pas de Dieu personnel. Le non-dualisme n'aurait pas non plus de possibilité de révélation progressive de Dieu dans l'histoire. Il faut déjà dire que dans l'hindousime, les grandes paroles des Upanishads ('Tu es Cela', etc.) sont considérés comme révélées aux sages anciens (rishis): ils ne les ont pas entendues d'un Dieu personnel comme les prophètes de la Bible, mais ils les ont 'vues' directement, c'est d'ailleurs le sens même du mot rishi 'celui qui voit'.
Le non-dualisme n'a pas de difficulté particulière à accepter la notion d'évolution. Cette évolution se situe au sein de la vérité empirique (vyavaharika) et ne change rien à l'Absolu. Par contre, le non-dualisme ne croit pas que notre monde aille vers un paradis sur terre, ou que Dieu s'y révèle de plus en plus, et ce continûment. Il y a certes des améliorations nettes dans certains domaines, mais des régressions ont aussi lieu dans d'autres. L'esprit des gens est plus raffiné, mais en même temps il est susceptible de souffrir pour des motifs plus subtils. La notion même de Dieu entièrement bon rend plus évidente encore le scandale du mal. La croyance que le bonheur sur terre va suivre une courbe de croissance continue à la manière de la production industrielle d'un pays qui se développe bien a un peu trop l'air d'une 'métaphysique de la révolution industrielle'. Le non-dualiste n'en a pas besoin pour motiver son travail sur soi-même et au service des autres.
La croyance dans le libéré-vivant à la charnière entre dualité et non-dualité
La question du jivan-mukta, le libéré-vivant, permet de résumer à la fois la proximité et le désaccord des conceptions dualistes et non-dualistes. Le védanta dit que l'être humain peut se libérer complètement dès cette vie et que sa conscience devient une avec l'absolu. Les dualistes refusent cette possibilité.
Pour situer la question du libéré-vivant
On peut dire que le christianisme reconnaît un cas de libéré-vivant: il s'agit de Jésus lui-même (32). D'autre part, il y a en Inde certaines écoles dévotionnelles, comme celle de Madhva, qui refusent catégoriquement cette possibilité; il est intéressant de noter que la logique de ce refus les conduit à poser l'existence de trois substances séparées à la base respectivement de Dieu, de l'âme et du monde et à croire aussi au paradis et à l'enfer éternel (les sectatataires de Madhva sont les seuls à y croire en Inde, mis à part les Jaïns 33); Ils retrouvent au fond la conception chrétienne ordinaire. A l'opposé, Vivékananda décrit le libéré-vivant ainsi: 'Tout le temps est en lui, mais il n'est pas dans le temps. Tous les paradis sont en lui, mais il n'est pas dans ces paradis.' (34) Si l'on accepte le fait que la souffrance vient de l'ignorance et non pas du péché, il est assez naturel de dire qu'une connaissance complète peut libérer des liens. La connaissance dont il s'agit n'est pas intellectuelle, mais expérientielle. Un texte ancien de l'Inde dit: 'Bien que la conscience soit inconnaissable (en tant qu'objet séparé), on peut quand même la réaliser (en tant que sujet pur)'.(35)
Ceci nous amène à poser une distinction essentielle qui est constante en Inde mais qui n'est pas établie si clairement dans le christianisme: la différence entre ce qui ne peut être dit et ce qui ne peut être expérimenté. En fait, on peut faire deux listes de citations scripturaires également importantes: Dieu se révèle complètement, en particulier par Jésus-Christ, il peut être vu face à face et , à l'opposé, Dieu est inaccessible; 'caché dans la nuée'. Cette contradiction a fait couler beaucoup d'encre chez les penseurs chrétiens. La solution non-dualiste est simple: il s'agit de distinguer, dans l'interprétation d'"inaccessible", le domaine du langage ou de la raison de celui de l'expérience directe. L'essence divine, ou l'Absolu, est inaccessible aux premiers, mais accessible à la seconde. Il ne s'agit pas de faire de Dieu un objet de connaissance mais de devenir cette Connaissance elle-même.
On trouve des intuitions non-dualistes dans l'Ancien Testament; je pense par exemple à ce passage étrange du Deutéronome où l'on ne sait plus qui de Dieu ou de Moïse est en train de parler (Deut 29, 1-6) Moïse commence par affirmer: 'Vous avez tous vu ce que Yahvé a fait sous vos yeux' puis continue sans transition (v.4): 'Je vous ai fait aller quarante ans dans le désert' ce qui peut être compris soit de Yahvé, soit de Moïse, soit des deux à la fois, puis poursuit sans aucune transition: '...afin que vous sachiez que moi, Yahvé, je suis votre Dieu'. On traduit en général la phrase introductive du psaume 90 par :'De Moïse, l'homme de Dieu', mais il s'agit en fait de 'ish ha elohim', mot à mot: 'L'homme, le Dieu', c'est à dire l'homme qui est Dieu d'après la tournure habituelle de la phrase hébraïque. Si l'auteur avait vraiment voulu dire 'l'homme de Dieu', il aurait "écrit 'shel elohim'. Cette expression de 'l'homme-Dieu' revient assez souvent dans le Livre des Rois, en particulier à propos d'Elisée et des miracles qu'il accomplit ( R IV, 21 par exemple).
Pour les Pères, la déification complète de l'homme n'est possible qu'à la mort: cela correspond à la libération au moment de la séparation d'avec le corps' (vi-deha mukti) qu'accepte le védanta (en plus de la jivan-mukti) et les écoles dévotionnelles également. Dans l'Ancien Testament, l'expression 'vous serez comme des dieux' est ambivalente. Elle est utilisée par le Serpent pour tenter Eve (Gen III, 5). Mais Yahwé peut dire également à Moïse: 'Tu seras un dieu pour Aaron' (Ex 4, 16). Les dualistes rejettent l'idée de la connaissance de l'essence de Dieu par peur de la démesure. Ceci dit, les libérés vivants de l'Inde montrent l'exemple d'une parfaite simplicité dans leur comportement. D'autre part, du point de vue théorique, il n'ont plus de base pour l'orgueil puisqu'il n'ont plus d'égo.
Les dualistes disent que l'homme ne peut pas connaître Dieu, sinon il deviendrait tout-puissant, omniscient et créateur; Mais un grand sage comme Ramana Maharshi retourne l'objection en disant que ce sont nos projections anthropomorphiques qui prêtent ces qualités à Dieu: 'La grandeur de quelqu'un s'accroît en proportion de son humilité. La raison de l'être suprême de Dieu qui fait que tout l'univers s'incline devant lui, c'est son humilité sublime qui ne connaît pas le moindre égo, même dans les moments d'inattention.' (30) De même, quand on demandait à Ramana Maharshi s'il était omniscient, il répondait simplement: 'Je sais tout ce que j'ai besoin de savoir.' Quand au pouvoir créateur, il n'est pas considéré comme suprême dans l'hindouisme. Le Dieu considéré comme créateur, Brahma, est assisté d'un organisateur, un bon artisan appelé Vishvakarma (celui qui fait le monde). Il est le dieu spécifique de la caste des artisans, et depuis plus récemment de celle des ingénieurs... De plus, le pouvoir créateur n'est pas complètement exclu chez les jivan-mukta. Les matérialisations font partie des miracles rapportés dans la vie de saints de l'Inde, même au XXe siècle. Le guru le plus connu actuellement dans ce domaine est Sathya Sai Baba, dont on a cherché à démasquer la supercherie sans grand succès semble-t-il malgré un demi-siècle d'efforts. On dit qu'il a environ cinquante millions de disciples de par le monde. Avant de dire que l'homme ne peut réaliser l'essence de Dieu parce qu'il n'en a pas les pouvoirs, il faudrait réviser la conception que nous avons de ceux-ci pour nous demander si elle n'est pas lourdement anthropomorphique, marquée par l'archétype du surhomme doué d'un super-égo...
Signes de l'expérience non-duelle chez le mystique chrétien
C'est l'expérience non-duelle qui définit le libéré-vivant. Sa réalisation lui donne une stabilité complète. Les auteurs chrétiens peuvent se diviser en deux groupes: les premiers, surtout des théologiens ou des évêques prédicateurs professionnels, rejettent cette possibilité avec des malédictions, y voyant le signe d'un orgueil luciférien, et surtout les premiers symptômes d'une insoumission à la hiérarchie, qui a en fait besoin de la base solide du péché des fidèles pour asseoir son pouvoir. Le second groupe d'auteurs, comprenant surtout des mystiques, des moines et des solitaires, pensent que cette perfection sans possibilité de rechute est possible, et évoquent avec nostalgie la divinisation complète dès cette vie qui leur est interdite par une théologie dualiste.
On peut citer quelques réflexions parmi les auteurs du premier groupe, qui ne croient pas en la possibilité de libération complète du mal dès cette vie, non-croyance qui correspond à l'expérience commune. Jean Climaque parle de la perfection 'parfaite et jamais parfaite' des parfaits...(37) Il semble qu'Arsène ait toujours eu peur d'être en état de péché même sur son lit de mort . Ses frères le voyaient pleurer à ce moment-là et lui demandèrent:'En vérité, toi-aussi, as-tu peur, Père?' Il répondit: 'En vérité, la crainte qui est mienne à cette heure m'accompagne depuis que je me suis fait moine' Et il s'endormit ainsi'. (38) L'opinion courante est que 'les passions continuent à vivre, elles sont simplement enchaînées par les saints'? (39)
Cependant, à lire attentivement les témoignages des mystiques, on trouve de nombreuses allusions à l'expérience non-duelle et de perfection stable. Souvent, ils essaient de se rattraper après coup en disant que leur union à Dieu n'est que dans les limites de la différence des natures mais cela apparaît comme une reprise rationalisée et secondaire de l'expérience elle-même. Dans le Nouveau Testament, il est un aveu de saint Pierrre qui embarasse bien les théologiens. Il dit dans sa seconde épïtre (II P I,4):'...afin que nous devenions 'communs' à la nature divine' ('theias koinonoi phuseos') Koinonoi signifie bien 'communs', 'participants' est une traduction édulcorée. Syméon le Nouveau Théologien dit: 'Pour les parfaits qui sont déjà dans la lumière divine, le jour du Seigneur (le Jugement dernier) ne viendra pas' (40); ou encore: 'O divin Amour, celui qui t'a connu ou a été connu de toi ne saurait plus concevoir aucun doute.' (41). C'était le même Syméon qui affirmait non seulement la possibilité, mais aussi la nécessité de l'état de libéré-vivant lorsqu'il disait: 'Celui qui n'a pas vu Dieu en cette vie ne le verra pas dans l'autre'. Séraphim de Sarov, dans son célèbre entretien avec Molotov, n'est pas en reste: 'Il faut atteindre à la mesure parfaite de la stature du Christ...Alors, cette joie que nous ressentons partielle et brève, apparaîtra dans toute sa plénitude en comblant notre être de délices ineffables que personne ne pourra ravir' (42). Il parle visiblement d'une expérience qui se passe dès cette vie. Certains Pères reconnaissent que la guerre entre le vice et la vertu prend fin, qu'on devient toute lumière et que la grâce agit sans cesse (43). A ce moment-là, 'la cire de l'intellect devient toute entière lumière divine'.
Jean Bar Kaldoun, de la tradition monastique syrienne, décrit le progrès spirituel d'une manière qui évoque les Upanishads; 'Le corps devient mystiquement subtil et remplace l'âme; l'âme remplace l'intelligence, l'intelligence remplace l'esprit et l'esprit devient Dieu, il est Dieu véritablement et le corps, l'âme et l'intelligence le servent. Laisse-moi, frère, et ne me force pas à me parler plus longtemps de cet état...Celui qui est devenu digne de lui n'a plus besoin d'être instruit de l'extérieur: il est son propre maître.' (44) On retrouve enlacées comme souvent les notions d'union complète avec le divin et de libération non moins complète de la dépendance dès cette vie. Dans la Katha-Upanishad, on trouve la progression suivante: 'Au-dessus des objets des sens se trouvent les sens, au-dessus des sens se trouve le mental; au-dessus du mental l'intellect...le grand Soi (atman)...le non-manifesté...la Personne; au-dessus de la Personne; il n'y a rien du tout. C'est le but. C'est la voie suprême. Bien qu'il soit caché en toute choses, le Soi ne brille pas. Pourtant, il est vu par les rishis subtils, doués d'un intellect supérieur et subtil'. (3 6 10-12)
Une image qui revient souvent chez les mystiques dualistes est celle de l'âme en tant que pur miroir du divin: on retrouve la même comparaison chez les non-dualistes qui considèrent l'égo lui-même comme reflet du Soi. Quand on y réfléchit, comment un miroir pourrait-il vraiment refléter l'infini sans forme s'il n'est pas lui-même infini et sans forme, c'est à dire un par essence avec lui? Il n'y a pas de place pour le voile de la distinction dans la transparence complète à laquelle fait allusion un mystique récent du Mont-Athos: 'Quand nous sommes complètement dépouillés, ce regard de Dieu sur nous deviendra pour nous vision de Dieu.' (45) S'il n'y a plus qu'un seul regard, cela signifie qu'il n'y a qu'une seule Conscience sans objet particulier à prendre en conscience; c'est la définition même de l'expérience non-duelle.
Il existe une Connaissance qui est au-delà de la dualité des substances humaine et divine; n'est-ce pas à cette Connaissance que faisait allusion saint Nil du Sinaï quand il disait: 'La prière est le prélude à la connaissance transsubstantielle.' (46) Jean Climaque cite le verset du psaume 46 cher à Ramana Maharshi; 'Faites silence, et sachez que je suis Dieu' ajoutant simplement: '...et que Je suis l'impassibilité (apathéia)' il ne dit pas 'Je me reflète dans l'impassibilité'; il dit, en faisant parler Dieu, 'je suis l'impassibilité'. Cela signifie que cet arrêt du mental qu'est l'impassibilité est en soi l'union complète et sans différence au Divin: on retrouve exactement la définition du Yoga au début des aphorismes de Patanjali: 'Le yoga (union), c'est l'arrêt des mouvements du mental'. Lors de cette cessation de tout mouvement, l'égo disparaît et l'on devient un avec le monde selon la belle parole du startz Ambroise d'Optino: 'Fais de toi rien afin que Dieu fasse de toi l'univers'. (47)
Les propos non-dualistes chez Maître Eckhart sont évidents; il est connu pour cela. Je ne peux que renvoyer à l'étude approfondie de Bernard Barzel sur Maître Eckhart et Shankaracharya qui montre les similiraités fondamentales entre les deux mystiques et qui va donc dans le sens du présent article '48). Angelus Silesius qui a été influencé par Maître Eckhart ne s'embarasse pas de distinctions de substances infranchissables lorsqu'il dit: 'L'amour est la pierre philosophale qui me transmute en Dieu' (49). Le résultat en est l'identité complète. Même un théologien à la réputation confirmées comme Karl Raehner ne peut faire mieux que de redécouvrir une comparaison typiquement non-dualiste du type goutte d'eau dans l'océan lorsqu'il cherche à évoquer l'expérience fondamentale: 'Parvenu à l'ultime profondeur, ce que l'homme sait le mieux, c'est que son savoir (ou ce que l'on désigne communément par ce terme) n'est qu'une petite île dans l'océan infini qu'on ne peut traverser et que la question existentielle qui se pose à celui qui peut connaître est la suivante: préfère-t-il son prétendu savoir à la mer du mystère infini?' Cependant, je n'ai pas rencontré de chrétiens qui osaient être aussi provoquants que certains maîtres védantins comme par exemple Nisargadatta Maharahj qui déclarait: 'Dieu est mon fidèle' ou comme Plotin répondant à quelqu'un qui voulait l'emmener assister à un rituel dans un temple: 'Ce n'est pas à moi d'aller vers les dieux, c'est aux dieux de venir à moi.' (51)
L'essence de Dieu
L'essence du Dieu incompréhensible peut-elle se révéler au mystique? A cette question, les non-dualistes répondront oui, les dualistes non. Il est intéressant de reprendre les arguments avancés par Jean Chrysostome en faveur de l'incompréhensibilité de Dieu et d'en faire une critique du point de vue non-dualiste. Jean Chrysostome s'opposait aux anoméens qui affirmaient qu'on pouvait connaître Dieu. Pour clarifier le débat, il faut distinguer comme nous l'avons déjà fait ci-dessus connaisssance intellectuelle et connaissance expérientielle. La première ne permet pas de connaître Dieu -autant essayer de découvrir 'l'équation de Dieu'- la seconde par contre permet de s'identifier à la conscience pure du divin, si l'on suit en cela le non-dualisme. Peut-être que les anoméens, malgré les accusations de rationalisme portées par Jean Chrysosotome, avaient développé une réelle voie de la connaissance, au moins pour certains d'entre eux. De toutes manières nous discuterons à ce niveau-là seulement, c'est à dire sur le rapport de la voie de la connaissance et de l'incompréhensibilité de Dieu. Nous ne pouvons pas malgré tout négliger complètement le contexte: il s'agissait d'une ambiance peu agréable de polémique, de chasse à l'hérétique que Jean semblait interrompre surtout pour lutter contre les Juifs. Il n'était pas lui-même un silencieux: il est l'auteur le plus prolixe de la patrologie grecque avec dix-huit volumes à son actif. Il avait besoin de prêcher pour son équilibre personnel; il disait d'ailleurs: 'Ma prédication me guérit'. Ce n'est pas un très bon signe psycho-spirituel. Son style ne paraît pas propice à une véritable méditation sur des sujets profonds. Il parle ainsi des anoméens: 'Croyez-moi, un frisson d'horreur me saisit au moment de nommer leur idée, car je tremble d'exprimer par ma bouche ce qu'ils agitent sans cesse dans leur esprit; quelle est la racine de tous ces maux. C'est qu'un homme a osé dire; 'Je connais Dieu comme Dieu lui-même se connaît' Une telle affirmation a-t-elle besoin d'être réfutée?...C'est là une folie évidente, une démence impardonnable, une espèce toute nouvelle d'impiété; jamais encore quelqu'un avait eu l'audace de mettre rien de pareil dans son esprit ou de l'exprimer par sa bouche.' (53) Pourtant, cette définition de la thèse de base des anoméens correspond bien à la voie non-dualiste qui est courante en Orient et qui y est peu suspectée de démence.
L'argument de base de Jean est plutôt simple: on ne connaît que très peu de chose du fonctionnement de l'univers, comment pourrait-on connaître l'essence de Dieu? Nous y avons déjà répondu en partie; En réalité il ne s'agit pas de connaître l'essence de Dieu comme un objet mais de réaliser que nous la sommes déjà. De plus, pourquoi chercher à connaître complètement le fonctionnement de l'univers? Ce sont au fait des problèmes de mécanique plutôt secondaires. Par contre, connaître l'essence de Dieu est le but suprême et il mérite que nous orientions vers lui nos pratiques spirituelles.
Pour réconcilier le 'J'ai vu Dieu face à face' des prophètes avec 'Pour l'instant, nous ne voyons Dieu qu'en partie' de saint Paul, on peut avancer au moins deux interprétations: premièrement, saint Paul a pu avoir dit ce 'en partie' par humilité, pour ne pas choquer les lecteurs de son épître; ou, seconde interprétation moins habituelle, il ne connaissait effectivement Dieu qu'en partie à l'époque où il écrivait son épître: il était dans sa phase active, tout occupé à constituer des communautés dans différentes parties de l'Empire romain. Par contre, il a peut-être pu voir Dieu complètement avant son martyre, la proximité de la mort physique accélérant la mort de l'égo et de ses identifications à un rôle de missionnaire ou de prédicateur. Il n'a pu, ou n'a pas voulu parler de cette expérience; c'est une hypothèse qu'on ne peut prouver, mais qu'on ne peut réfuter non plus. Il y aurait d'autres points à discuter, mais venons-en au point crucial: au fond, Jean Chrysostome, en tant qu'évêque et responsable de la discipline, n'aime pas les mystiques: 'Si Dieu nous interdit cette connaissance (sur la manière dont l'âme se trouve dans le corps) c'est afin de nous fermer la bouche et de nous contenir plus facilement, afin de nous apprendre à rester dans notre humble condition, à ne pas vouloir scruter ce qui nous dépasse et à renoncer à une indiscrète curiosité.' (54) En des termes plus directs, il s'agit de la condamnation d'une mystique authentique en faveur d'une sorte de piétisme peureux, réduit, de type paroissial que nous propose Mgr Jean. Il est dommage qu'il ait été autant écouté et suivi.
La véritable question à se poser est la suivante: si on limite a priori les possibilités d'expériences spirituelles, ne les décapite-t-on pas d'avance? Ceux qui rejettent la possibilité du libéré-vivant devraient se demander s'ils ne sont pas les descendants du Grand Prêtre qui a déchiré ses vêtements (Mt XXVI, 15) quand Jésus a accepté le titre de 'Fils de Dieu' alors que jusque là il avait préféré l'appellation de 'fils de l'homme'. En ayant peur de la notion de libéré-vivant, l'institution manifeste une autre peur, en quelque sorte archétypale, celle du retour du Christ non pas sous forme messianique, mais sous forme humaine comme la première fois. Cette peur a bien été mise en évidence par Dostoïevski quand il a fait se rencontrer le Christ avec le Grand Inquisiteur. Un libéré-vivant, de par le simple fait qu'il est son propre maître, est une impossibilité dans une institution centralisée comme l'Eglise. Celle-ci a hérité directement du modèle impérial romain. Le libéré-vivant doit être neutralisé d'une manière ou d'une autre, non pas par raison d'Etat, mais par raison d'Empire si l'on peut dire, ce qui est encore plus sérieux... Dans l'hindouisme; une des fonctions du libéré-vivant est de rafraîchir l'interprétation des textes sacrés par son expérience directe. C'est là ce qui manque au christianisme, ce qui fait que l'Eglise se rabat sur les exégètes ou les chercheurs du CNRS pour essayer de retrouver un second souffle; mais le résultant sur le progrès spirituel des gens reste superficiel.
La non-dualité en Occident : la théorie et la pratique.
Je n'ai rien à dire de technique sur les pratiques de la non-dualité en occident, et je renvoie chacun à l'enseignement spirituel qu'il suit. En revanche , je peux dire -et j'en suis convaincu-, qu'une pratique est nécessaire. Dans la tradition indienne, le véritable enseignement de la non-dualité se faisait surtout de maître à disciple, comme d'ailleurs dans le zen. Puis il y a eu des personnes comme Vivekananda qui sont venues et ont développé un 'védanta pratique' en alliant une méditation non-duelle avec un engagement dans le travail social, ce qui créait un équilibre. En effet, les risques d'une non-dualité mal comprise sont évidents. Dans un premier temps, il y a le raisonnemnt primaire selon lequel: 'Tout est dans tout, donc je fais n'importe quoi'. C'est là qu'il faut comprendre une différence de contexte culturel: les hindous peuvent se passer assez facilement d'un Dieu personnel qui punit car ils considèrent la loi du karma comme évidente. Ils croient fermement en une responsabilité de l'individu qui se prolonge jusque dans les vies ultérieures. Je pense qu'il ne peut y avoir d'enseignement sérieux de la non-dualité, de l'impermanence et de l'irréalité du monde s'il n'y a pas d'éducation du sens de la responsabilité en même temps. Un autre risque de l'enseignement de la non-dualité et de la réalisation spontanée est la paresse. Le problème n'est pas nouveau. Le maïtre zen Myoë se plaignait déjà de cela au XIIIe siècle: 'La loi est sans aspect. Il apparaîtra donc des disciples qui aimeront s'allonger paresseusement'...(55) Un autre de ces risques est l'orgueil -il n'est pas difficile de répéter (je suis Dieu' ou 'J'ai l'éveil' - un perroquet pourrait sans doute le faire si on le conditionnait à cela. La difficulté est bien sûr d'avoir un éveil réel. De plus, un minimum de bon sens permet de comprendre qu'on ne peut guère dire: 'Je suis éveillé' puisque si on l'est réellement, qui est encore là pour dire 'je'? Il est vrai qu'en lisant des textes non dualistes traditionnels, on a l'impression que l'éveil peut survenir comme un coup de baguette magique. Mais en même temps magie se dit 'maya' en sanskrit, et c'est justement à cette maya qu'il faut mettre fin. Chez quelqu'un qui est fasciné encore la plupart du temps par la magie du monde multiple, un tour de magie supplémentaire est-il suffisant pour faire émerger la Réalité? Après les nouveaux philosophes et les nouveaux pauvres, verra-t-on les 'nouveaux' sophistes' cherchant à justifier par des tours de passe-passe une absence de pratique personnelle? La non-dualité, c'est comme une perte de support, c'est comme rester suspendu dans le vide. Qui ose se lancer?
La notion de dvandvatita, 'au-delà des contraires' doit être bien comprise. Le jnani (sage non-dualiste) est certes au-delà des concepts de bien et de mal mais disons qu'il se situe quand même plutôt du côté du bien : il n'a en effet aucune raison de faire du mal, un mal qui serait de toutes façons inspiré par un égo qu'il n'a plus. Le 'jnani' est plutôt au-dessus des notions de pur et d'impur. Il a également dépassé les obligations rituelles. Parfois, il peut avoir des comportements criticables aux yeux de ses diciples, mais il n'a pas besoin de se justifier vis-à-vis d'eux par des explications ou des raisonnements. L'intensité de son amour est suffisante pour que ceux-ci comprennent que le sage agit pour le bien des autres à long terme. En ce qui concerne les maîtres non-dualistes, la parole de l'Evangile garde toute sa valeur : 'Jugez l'arbre à ses fruits'. Celui qui laisse entendre qu'il est libéré l'est-il réellement de la dépendance à l'argent, à la force sexuelle, à sa propre image de marque en tant qu'enseignant et de la tendance à manipuler? En vivant pendant quelques temps auprès de lui avec ces quatre critères bien présents à l'esprit, on doit pouvoir s'en rendre compte assez bien et on saura si le premier attrait éprouvé pour l'enseignant était justifié ou non.
Un autre sujet qui me semble important à envisager si l'on souhaite le développement d'un non-dualisme crédible en Occident, c'est la loi de l'offre et de la demande; le 'marché' spirituel est-il régi par cette loi, ou réussit-il à la transcender? Sai Baba de Shirdi, certainement le saint le plus populaire de l'Inde du XXxe siècle, aurait bien voulu parler de la Libération à ses visiteurs, mais ceux-ci lui demandaient le plus souvent des grâces matérielles ou des miracles. Il se résignait à en faire tout en disant: 'Je leur donne ce qu'ils me demandent, en attendant qu'il me demandent ce que je veux leur donner.' Beaucoup de chercheurs' cherchent surtout à entrendre ce qui leur plaît. Il vont chercher un psychologue -ou pourquoi pas un enseignant spirituel, c'est plus prestigieux- pour approuver tous les mauvais coups qu'ils font, en somme pour acheter comme au Moyen-Age des indulgences; dans leur forme moderne, elles peuvent correspondre à des promesses du paradis de la Réalisation sans se fatiguer; l'effort étant laissé aux primitifs qui ne connaissent ni les TGV ni les ascenseurs spirituels mais qui se contentent d'aller avec leurs deux jambes et de compter sur leurs propres forces. Le proverbe indien: 'Quand le disciple est prêt, le gourou arrive' a aussi son côté négatif, son ombre: 'Quand le disciple est prêt à se faire embobiner, les gourous affluent'...
Un défaut des Occidentaux d'aujourd'hui par rapport au mode d'enseignement traditionnel, c'est qu'ils se lancent trop facilement dans la prise en charge spirituelle des autres, l'ouverture d'un centre, etc... Il y a là un mélange de prosélytisme de nouveau converti et souvent aussi, de nécessité financière. Même si par cette activité de prise en charge ils peuvent développer une certaine habileté pédagogique, leur progrés intérieur risque fort d'être entravé, compliqué par un problème de double personnalité -celle de l'enseignant et celle de la personne privée- cohabitant dans le même corps. Si l'on souhaite une pratique du non-dualisme qui soit crédible, une réduction des images mentales qui viennent d'un excès d'information et de loisirs audio-visuels doit être recherchée. Nous avons déjà mentionné cela : tout ce qui pénètre dans le mental y laisse des traces ; en cela la psychologie est d'accord avec le yoga. L'expérience spirituelle n'a pas besoin d'intermédiaires, elle est immédiate, j'aimerais pouvoir dire 'immédiatique' afin de condenser en un mot la nécessité d'une sérieuse mise à distance de cette nouvelle forme de pollution. Il y a deux proverbes de la Chine ancienne qui peuvent aiguiser le discernement dans le domaine de l'enseignement spirituel: 'Attirer beaucoup de monde n'est le plus souvent pas une preuve de sagesse, mais d'habileté ;' et 'Celui qui sait pratique, celui qui ne sait pas enseigne.'
Le dernier contrepoint du deux et de l'Un
Si l'on veut un véritable dialogue entre les non-dualistes et les dualistes, il est important de savoir ce que les non-dualistes pensent des dualistes. C'est ce que j'ai essayé entre autres de préciser dans cette étude. D'habitude, la comparaison entre ces deux grandes tendances est faite soit par des théologiens chrétiens, soit par des universitaires qui se sentent obligés de rester d'une neutralité avoisinant l'aseptie. Ce n'est pas ma position. Je préfère parler directement du point de vue de la voie que je suis depuis huit ans que je réside en Inde, c'est à dire la non-dualité et exprimer clairement la façon dont je vois les choses. En un sens, vu du sommet, la différence entre les deux voies de connaissance et de dévotion est infime. Le dualisme tend vers sa propre limite, et le non-dualisme y arrive. Cependant, du point de vue du mystique qui est en progrès, cette différence peut représenter un grand précipice, une véritable nuit de l'esprit. Cela survient quand il s'aperçoit que la divinité avec laquelle il pouvait parler, avoir des visions se dissout et que sa forme n'était peut-être que la projection de son propre mental. S'il passe cette épreuve, il découvre la déité au-delà de Dieu, de que nous avons appelé le 'méta-théisme' au-delà du monothéisme.
On ne peut suivre toutes les voies à la fois. Cependant, on dit souvent en Inde que chez un vrai jnani, il y a un bhakta qui se cache et vice versa. Amour et connaissance vont de pair. L'amour purifié dont parle saint Jean est en fait très proche de la connaissance. Vivekananda pouvait dire: 'Le véritable athéisme, c'est de ne pas croire en soi-même.' Des maîtres spirituels de l'Inde moderne comme Ramakrishna, Ma Anandamayi et actuellement Ma Amritanandamayi montrent bien qu'il est un état où l'on peut aller et venir entre Amour et Connaissance avec une aisance parfaite. On peut trouver dans les Evangiles, en particulier dans le discours de la dernière Cène chez Jean, de 'grandes paroles' analogues au mahavakyas des Upanishads comme 'Tu es cela' etc. Elles peuvent servir d'objet de méditation pour des chrétiens qui veulent évoluer vers le non-dualisme, nous l'avons déjà dit plus haut: 'Je suis en mon Père, vous êtes en moi et moi en vous' (Jn XIV 10) ou encore 'Que tous soient Un: comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'eux aussi soient Un en nous' (Jn XVII 20); ailleurs, quand Saint Paul dit: 'Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.' (Gal, II, 2O), on peut se demander dans cette affirmation, de quel 'je' s'agit-il. Que devient la personne de départ? Où va la personnalité?...
On trouve ailleurs de ces formules d'unité qui résonnent en nous comme des mantras, par exemple la fameuse expression de Spinoza: 'L'amour dont l'âme aime Dieu est une partie de l'amour dont Dieu s'aime lui-même'.(56) ou cette parole que Ma Anandamayi répétait souvent: 'Le Soi éternel, le pèlerin éternel, c'est Lui, c'est Lui seul'. Mgr Eugraphe Kovalevsky recommande une prière dont l'efficacité expérimentale est, dit-il; absolue -peut-être est-ce parce qu'elle est l'expressioon directe d'un christianisme non dualiste. Cette prière est très simple: 'Aime'Toi Toi-même en moi.' (57) Saint Paul opposait la sagesse des philosophes à la folie de la dévotion au Christ. Mais il semble que la dévotion soit devenue bien sage, et bien familiale: au Père et au Fils est venu s'ajouter la Mère; le 'fou' est plutôt bien entouré. Par contre, celui qui suit avec intensité une voie de la connaissance ne peut-il être appelé un fou de Dieu authentique? Il en arrive en effet à un tel point qu'il n'y a plus fou ni Dieu. Le non-dualisme est particulièrement intéressant pour un moine, on le sait en Inde, où le védanta correspond au quatrième stade de la vie, celui du renoncement (sannyas); En effet, le moine dont le nom signifie 'seul' 'un' n'aspire-t-il pas à l'Unité? Pourquoi devrait-il être condamné à perpétuité à la dualité métaphysique par une théologie qui s'est trop laissé influencer par l'expérience commune de la dualité dans la vie ordinaire? Le mendiant qui n'a qu'une pièce de monnaie s'y accroche désespérément car il n'a rien d'autre. Ne serait-ce pas tout simplement par manque d'expérience mystique que nombre de théologiens s'accrochent aux différences, là où celui qui a la pleine richesse de l'expérience intérieure voit l'unité?
On pourra m'objecter que j'ai tiré la couverture dans le sens de la non-dualité dans cette étude, et que je n'ai pas tenu assez compte du contexte dualiste où la plupart de ces paroles ont été prononcées. Mais justement, comme je l'ai déjà fait remarquer pour Maître Eckhart, c'est parce qu'elles ont été prononcées dans un contexte dualiste qu'on peut être sûr qu'elles ont jailli de l'expérience elle-même plutôt que d'un conditionnement ou d'un apprentissage. Un mystique peut se satisfaire dans sa jeunesse du dualisme qui est une métaphysique de la dépendance; mais quand il mûrit, il aspire à vivre une métaphysique de l'Indépendant, du Seul et du Un.
Une seule lumière
La voie de la connaissance amène à la tolérance de par sa méthode apophatique qui consiste à se dégager régulièrement des idées préfabriquées, des slogans. Il est consolant de voir qu'à un moment où le christianisme avait une politique d'expansion plutôt passionnelle, un mystique comme le Pseudo-Denys -qui suivait la voie de la connnaissance- pouvait écrire: 'Tout ce qui n'est pas selon cette vérité disparaît devant l'indiscutable de la vérité intrinsèque ; aussi, ayant fait mienne cette opinion que je crois bonne, n'ai-je jamais cherché de controverse avec les Grecs ou avec d'autres, car il me suffit de connaître la vérité. Plaise à Dieu qu'il me l'accorde!' (58)
Il y a un rapprochement intéressant à faire entre l'Orient chrétien et cet autre Orient qu'est l'Inde à propos de l'expérience non duelle: la lumière incréée si importante dans la mystique orthodoxe correspond à 'svaprakasha', la lumière spontanée du Soi dont on parle souvent dans le védanta. Après tout, pourquoi de cet Orient où le soleil se lève naîtraient deux lumières différentes?
Il n'y a pas une différence si grande entre la voie de la dévotion qui dit 'Je suis Tien' et celle de la connaissance qui dit 'Je suis Toi' Dans les deux cas il s'agit d'une dissolution de l'égo qui ouvre les portes du pur Amour, ou de la félicité de la Connaissance complète (vijnanananda).
En conclusion de cette étude, j'aimerais laisser la parole à Kabir, ce sage qui était tisserand dans la Bénarès du XVIe siècle:
Si je dis 'Un', ce n'est pas cela.
Si je dis 'deux', c'est de la calomnie
Kabir a beaucoup médité sur cela
C'est comme c'est.