"Dernier Journal" De J. Krishnamurti (Ed du Rocher)
----Citations----
Et avant ce texte unique, deux vidéos pour prendre la mesure non-verbale de cet orateur sans pareil :
https://youtu.be/eyNeWEGgmFQ?si=9ytIZ5kF1LuZkJ6E
conférence publique à Saanen en 1976. Précieux de voir Krishnamurti exposer sa vue de CE QUI EST.
Autres textes : L'observateur et ce qui est / Groupe de Recherche sur l'Enseignement de Krishnamurti (GREK)
AVANT-PROPOS
Les textes dictés n'étaient pas aussi travaillés que ses écrits, et, parfois, sa voix se perdait. Pour plus de clarté, ce livre a donc demandé, contrairement aux Carnets et au journal, un léger travail éditorial. À la lecture de ces textes, on se sent très proche de Krishnamurti, on a même parfois l'impression de pénétrer sa pensée. À certains endroits, il introduit un visiteur imaginaire venu pour le questionner et le faire parler. Il y a ici l'essence de l'enseignement de Krishnamurti. D'aucuns, qui le considèrent non seulement comme un philosophe, mais aussi comme un poète, trouveront, dans les descriptions de la nature par lesquelles commencent la plupart de ses textes, l'apaisement de l'être qui les rendra réceptifs à ce qui suit. S'il y a des répétitions, celles-ci semblent nécessaires pour souligner le sens de ses propos, et elles démontrent aisément que chaque jour était pour lui complètement neuf, libre du poids du passé. Il est curieux que le dernier morceau, peut-être le plus beau du recueil, traite de la mort. C'est la dernière fois que nous entendrons Krishnamurti s'adressant à lui-même. Deux ans plus tard, il mourra dans cette même chambre de Pine Cottage. Ojai, Californie Vendredi 17 février 1986
"Près de la rivière, il y a un arbre que nous avons regardé jour après jour, pendant plusieurs semaines, au lever du soleil. Quand l'astre s'élève lentement au-dessus de l'horizon, au-dessus des bois, l'arbre devient brusquement tout doré. Toutes ses feuilles rayonnent de vie, et vous voyez, au fil des heures, une qualité extraordinaire émaner de lui (son nom importe peu, ce qui compte, c'est ce bel arbre); elle semble s'étendre par tout le pays, au- delà de la rivière. Le soleil monte encore un peu, et les feuilles se mettent à frissonner, à danser. Avant l'aube, l'arbre est sombre, silencieux et distant, empreint de dignité. Au point du jour, les feuilles illuminées et dansantes, il vous donne le sentiment de percevoir une grande beauté. Vers midi, son ombre est profonde, et vous pouvez vous y asseoir à l'abri du soleil. Alors s'établit un rapport profond, immuable et sécurisant, avec une liberté que seuls les arbres connaissent. Vers le soir, quand le soleil couchant illumine l'ouest, l'arbre peu à peu s'assombrit, se referme sur lui-même. Le ciel est rouge, jaune, vert, mais l'arbre reste silencieux, retranché, il se repose pour la nuit.
Si vous établissez un rapport avec lui, vous êtes en rapport avec l'humanité. Vous devenez responsable de cet arbre et de tous les arbres du monde. Mais si vous n'êtes pas en relation avec les êtres vivants de la terre, vous risquez de perdre votre rapport à l'humanité, aux êtres humains. Nous n'observons jamais profondément la qualité d'un arbre; nous ne le touchons jamais pour sentir sa solidité, la rugosité de son écorce, pour écouter le bruit qui lui est propre. Non pas le bruit du vent dans les feuilles, ni la brise du matin qui les fait bruisser, mais un son propre, le son du tronc, et le son silencieux des racines. il faut être extrêmement sensible pour entendre ce son. Ce n'est pas le bruit du monde, du bavardage de la pensée, ni celui des querelles humaines et des guerres, mais le son propre de l'univers. Il est curieux que nous ayons si peu de rapports avec la nature, avec les insectes, la grenouille bondissante, et le hibou qui hulule d'une colline à l'autre, appelant un compagnon. Il semble que nous n'éprouvions pas de sentiment à l'égard de tous les êtres vivants de la terre.
Si nous pouvions établir une relation profonde et durable avec la nature, nous ne tuerions jamais d'animaux pour nous nourrir, nous ne ferions jamais de mal aux singes, aux chiens ou aux cochons d'Inde en pratiquant la vivisection dans notre seul intérêt. Nous trouverions d'autres moyens de soigner nos blessures et de guérir nos maladies. Mais la guérison de l'esprit est tout autre chose. Cette guérison s'opère peu à peu au contact de la nature, de l'orange sur sa branche, du brin d'herbe qui se fraie un passage dans le ciment, et des collines couvertes, cachées par les nuages. Ce n'est pas le produit d'une imagination sentimentale ou romantique, c'est la réalité de celui qui est en relation avec tous les êtres vivants et animés de la terre. L'homme a massacré des millions de baleines et il en tue encore. il y a d'autres moyens d'obtenir tout ce pourquoi il les massacre. Mais apparemment il adore tuer le cerf fuyant, la merveilleuse gazelle et le grand éléphant. Nous aimons aussi nous tuer les uns les autres. Depuis le début de leur histoire sur la terre, les êtres humains n'ont jamais cessé de s'entre-tuer.
Si nous parvenions, et nous le devons, à établir une relation immuable avec la nature, avec les arbres, les buissons, les fleurs, l'herbe et les nuages - alors nous ne tuerions jamais un être humain pour quelque raison que ce soit. La tuerie organisée, c'est la guerre. Bien que nous manifestions contre des formes de guerre particulières, nucléaire ou autre, nous n'avons jamais manifesté contre la guerre. Nous n'avons jamais dit que tuer un autre être humain est le plus grand péché de la terre. () Plusieurs problèmes sous- tendent celui-ci: premièrement, la question de l'immortalité. L'immortalité existe-t-elle ? Ce qui n'est pas mortel ne connaît pas la mort. L'immortel demeure, au-delà du temps, complètement inconscient d'une telle fin. Le moi est-il immortel, ou connaît-il une fin ? Le moi ne peut devenir immortel. Le je et tous ses attributs se constituent dans le temps, qui est la pensée ; jamais il ne sera immortel. On peut bien inventer une idée de l'immortalité, une image, un dieu, une représentation, et y tenir pour y trouver du réconfort, mais là n'est pas l'immortalité.
Deuxième question, un peu plus complexe - est-il possible de vivre avec la mort ? Non pas avec morbidité, ni de façon auto destructrice. Pourquoi avons-nous séparé la vie de la mort ? La mort fait partie de notre existence. Le vivant et le mourant sont inséparables et se suivent inexorablement. Pourquoi séparer l'envie, la colère, la tristesse, la solitude et le plaisir que nous éprouvons, de ce qu'on appelle la mort ? Pourquoi les gardons-nous à des miles de distance, des années-lumière les uns des autres ? Nous acceptons la mort d'un vieil homme, qui est naturelle. Mais si quelqu'un de jeune meurt dans un accident, ou atteint d'une maladie, nous nous révoltons contre la mort. Nous disons que c'est injuste, que cela ne devrait pas être. Voilà ce qu'il nous faut examiner, non pas comme un problème, mais en en cherchant et en observant les implications, et sans se faire d'illusions. Se pose aussi la question du temps - le temps qu'il faut pour vivre, pour apprendre, pour amasser, pour agir, pour faire quelque chose, et puis la fin du temps connu - le temps qui sépare le vivre du finir. Dès qu'il y a séparation, division, entre "ici" et "là", entre ce qui est" et "ce qui devrait être", cela implique le temps. il me semble significatif que nous maintenions la division entre cette prétendue mort et ce que nous appelons la vie. C'est à mes yeux un facteur décisif. La peur surgit lorsqu'il y a une telle séparation. On fait alors un effort pour surmonter cette peur, en recherchant le confort, la satisfaction, un sentiment de continuité. (Il s'agit ici bien sûr du domaine psychologique et non pas de la réalité physique ou technique.) Le moi s'est constitué dans le temps, et il est maintenu par la pensée. Si seulement nous pouvions nous rendre compte de ce que signifient, sur le plan psychologique, le temps et la division, la séparation des hommes, des races, des cultures, opposés les uns aux autres. Cette séparation provient aussi de la pensée et du temps, comme la division entre vie et mort. Vivre avec la mort dans la vie impliquerait un profond changement dans notre conception de l'existence. Mettre fin à l'attachement sans limite, sans motif, et sans faire intervenir le temps, c'est mourir alors qu'on est encore en vie.
L'amour ne connaît pas le temps. L'amour n'appartient ni à vous ni à moi, il n'est jamais personnel; on peut aimer une personne, mais lorsqu'on limite ce sentiment à un seul être, il cesse d'être de l'amour. Dans l'amour véritable, il n'y a pas de place pour les divisions du temps, de la pensée, et de toutes les complexités de la vie, ni pour toutes les misères, les confusions, l'incertitude, les jalousies et les angoisses humaines. Il faut faire très attention au temps et à la pensée. Cela ne veut pas dire que nous devons vivre uniquement dans le présent, ce serait une absurdité. Le temps est le passé, modifié, qui continue dans le futur. C'est un continuum auquel la pensée s'accroche. Elle s'attache ainsi à quelque chose qu'elle a créé de toutes pièces. L'écureuil est revenu. Il s'est absenté quelques heures et se retrouve sur la branche, grignotant quelque chose. Il observe, écoute, étonnamment alerte, vivant, conscient, tremblant d'excitation. Il va et vient, sans vous dire où il va ni quand il reviendra. Et le jour devient plus chaud, la tourterelle et les oiseaux sont partis. Seuls quelques pigeons volent en groupes d'un endroit à l'autre. On entend le froissement de leurs ailes qui battent l'air. Il y avait ici un renard, mais nous ne l'avons pas vu depuis longtemps. Il est probablement parti pour toujours, l'endroit est trop habité. On trouve aussi beaucoup de rongeurs, mais les gens sont dangereux et celui-ci est un petit écureuil timide, aussi capricieux que l'hirondelle.
Alors que la continuité n'existe nulle part, sauf dans la mémoire, existe-t-il dans l'être humain, dans son cerveau, un endroit, une zone, petite ou grande, d'où la mémoire soit absente, qu'elle n'ait jamais effleurée ? Il vaut la peine d'observer tout cela, d'avancer sainement, rationnellement, de voir la complexité et les replis de la mémoire ainsi que sa continuité qui est, somme toute, le savoir. Le savoir est toujours dans le passé, il est le passé. Le passé est une immense mémoire accumulée, la tradition. Et quand on a examiné tout cela avec soin, sainement, la question inévitable est celle-ci : existe-t-il une zone dans le cerveau, dans la profondeur de ses replis, ou dans la nature et la structure intérieure de l'homme et non dans ses activités extérieures, qui ne soit pas le résultat de la mémoire et du mouvement de la continuité ? Les collines et les arbres, les prairies et les bois dureront aussi longtemps que la terre, à moins que l'homme ne les détruise par cruauté et désespoir. Le ruisseau, la source d'où il vient, ont une continuité, mais nous ne nous demandons jamais si les collines et l'au-delà des collines ont leur propre continuité. S'il n'y a pas de continuité, qu'y a-t-il ? Il n'y a rien. Nous avons peur de n'être rien. Rien signifie q u aucun objet n'existe. Aucun objet assemblé par la pensée, rien qui puisse être reconstitué par la mémoire, les souvenirs, rien qui puisse se décrire par les mots puis se mesurer. Il se trouve certainement, sûrement, un domaine dans lequel le passé ne projette pas son ombre, où le temps, le passé, le futur ou le présent ne signifient rien. Nous avons toujours essayé de mesurer par des mots ce que nous ne connaissons pas. Nous essayons de comprendre ce que nous ignorons en l'affublant de mots, le transformant ainsi en un bruit continu. Et ainsi encombrons-nous notre cerveau, déjà plein d'événements passés, d'expériences et de savoir. Nous pensons que le savoir est d'une grande importance psychologique, mais cela est faux. Il est impossible de croître par le savoir ; il faut que le savoir cesse pour que le neuf puisse exister. Neuf est un mot qui qualifie ce qui n'a jamais été auparavant. Et ce domaine ne peut être compris ou saisi par des mots ou des symboles: il est au-delà de tous les souvenirs.
Mardi 19 avril 1983
Cet hiver, il a plu presque constamment depuis trois mois. La Californie a un climat assez extravagant. La terre y est noyée de pluies ou subit une sécheresse absolue. Il y a eu de grands orages et quelques rares jours de soleil. Hier il a plu toute la journée et ce matin les nuages sont bas et le temps est plutôt triste. La pluie d'hier a battu toutes les feuilles. La terre est très mouillée. Les arbres et ce magnifique chêne doivent se demander ce qu'est devenu le soleil. Ce matin, alors que les nuages cachent les montagnes et les collines presque jusqu'au fond de la vallée, surgit la question: que signifie être sérieux ? À quoi correspondrait un esprit ou un cerveau très calme et sérieux? Sommes-nous jamais sérieux? Ou vivons-nous toujours dans un monde de superficialité, allant de-ci de-là, nous battant, nous disputant violemment au sujet de choses triviales.
Que serait un cerveau très éveillé, non limité par ses propres pensées, ses souvenirs, ses évocations ? Qui serait libre de toute l'agitation de la vie, de la douleur, de l'angoisse et de la souffrance sans fin ? Pourrait-il exister un esprit totalement libre, qui ne soit pas déformé par les influences, par l'expérience et par l'immense accumulation de savoir ? Le savoir est du temps ; apprendre exige du temps. Pour apprendre à jouer du violon, il faut une patience infinie, des mois d'exercices, des années de concentration fervente. Acquérir un savoir-faire, devenir un athlète, créer un bon moteur ou se rendre sur la lune, tout cela exige du temps. Mais y a-t-il quelque chose à apprendre au sujet de la psyché, de ce que nous sommes, toutes les inconstances, les complexités de nos actions, de nos réactions, l'espoir, l'échec, la peine et la joie, qu'y a-t-il à apprendre dans tout cela ? Ainsi que nous l'avons dit, dans un certain domaine de notre existence physique, il faut du temps pour recueillir le savoir et agir à partir de celui- ci. Serait-ce que nous utilisons ce même principe, ce même mouvement du temps, dans le monde psychologique ? Là aussi, nous nous disons que nous devons apprendre ce qui se passe en nous, nos réactions, notre comportement, nos exaltations et nos dépressions, nos idéations; nous pensons que cette connaissance aussi exige du temps.
On peut étudier ce qui est limité, mais pas l'illimité. Et nous nous essayons alors à étudier le champ entier du psychisme, et disons que cela exige du temps. Mais dans ce domaine le temps est peut-être une illusion, il peut être un ennemi. La pensée crée l'illusion, et cette illusion évolue, grandit et s'étend. Il est probable que l'illusion de toute l'activité religieuse a commencé très simplement, et maintenant voyez où elle en est, avec cet immense pouvoir, ces possessions, cette grande accumulation d'oeuvres d'art, de richesses, et cette hiérarchie religieuse qui exige l'obéissance et vous exhorte à une plus grande foi. Tout cela est l'évolution de l'illusion, son expansion et sa culture qui se sont développées au cours des siècles. Et le psychisme est tout le contenu de la conscience, la mémoire de toutes choses passées et mortes. Nous attachons une telle importance à la mémoire ! Le psychisme est mémoire. Toute tradition n'est en fait que le passé. Nous nous y attachons désespérément, cherchons à la connaître dans tous ses aspects, pensant que cette étude exige du temps, comme celle des autres domaines.
Je me demande si nous nous posons jamais la question d'un arrêt possible du temps - le temps de devenir, le temps de s'accomplir. Y a-t-il quoi que ce soit à apprendre à ce sujet ? Ou peut-on voir que le mouvement entier de cette mémoire illusoire, qui semble si réelle, peut prendre fin ? Si le temps peut s'arrêter, quelle est alors la relation entre ce qui est au-delà du temps et toutes les activités physiques du cerveau, telles que la mémoire, le savoir, les souvenirs et les expériences ? Quel rapport y a-t-il entre ces deux domaines ? Comme nous l'avons souvent dit, le savoir et la pensée sont limités. Ce qui est limité ne peut avoir de relation avec l'illimité. Toutefois, l'illimité peut avoir une sorte de rapport avec ce qui est limité, mais cette communication sera toujours partielle, étroite et fragmentaire. Si l'on a l'esprit mercantile, on peut se demander l'utilité de tout ceci, l'utilité de l'illimité, en quoi cela peut être utile à l'homme. Nous voulons toujours une récompense. Nous vivons sur le principe de la punition et de la récompense, comme des chiens dressés que l'on récompense quand ils obéissent. Et nous sommes presque semblables à eux puisque nous voulons être récompensés pour nos actions, notre obéissance, etc. Une telle exigence naît du cerveau limité.
Le cerveau est le centre de la pensée, laquelle est toujours limitée, en toutes circonstances. Elle peut inventer l'extraordinaire, le théorique, l'incommensurable, mais son invention sera toujours limitée. Voilà pourquoi il faut être complètement libre à l'égard du travail et du labeur de la vie, comme de l'activité égocentrique, pour que l'illimité puisse être. L'incommensurable ne peut se mesurer par des mots. Nous essayons toujours de l'inclure dans le cadre des mots, pourtant le symbole n'est pas ce qui est. Mais nous vénérons le symbole, vivant ainsi toujours dans une condition limitée. Comme les nuages sont en suspens au-dessus des arbres et que les oiseaux se taisent dans l'attente de l'orage, ce matin convient à une réflexion sérieuse, remettant en question l'existence toute entière, les dieux eux-mêmes et toute l'activité humaine. Nos vies sont si courtes, et durant ce petit laps de temps il n'y a rien à apprendre sur le champ du psychisme, le mouvement de la mémoire ; nous ne pouvons que l'observer. L'observer sans mouvement de la pensée, l'observer sans le temps, sans savoir passé, sans l'observateur qui est l'essence du passé. Simplement regarder. Regarder ces nuages qui se forment et se reforment, les arbres, les petits oiseaux. Tout cela fait partie de la vie.
Quand on regarde attentivement, assidûment, il n'y a rien à apprendre. Il n'y a que cet immense espace, le silence et le vide, l'énergie dévorante.
Vendredi 30 mars 1984
Ce matin, nous descendions sur la route. C'était le printemps et le ciel était exceptionnellement bleu, sans le moindre nuage, le soleil chaud sans excès. On se sentait bien. Les feuilles brillaient dans l'air étincelant. Tout était vraiment d'une beauté extraordinaire. La haute montagne était là, impénétrable, entourée de collines verdoyantes. Comme nous marchions tranquillement, sans trop penser, nous avons aperçu à nos pieds une feuille morte, marquée de jaune et de rouge éclatant, une feuille d'automne. Comme elle était belle, si simple dans sa mort, si vivante, pleine de la beauté de la vitalité de son arbre, de l'été. Elle ne s'était pas fanée. En la regardant de près, on pouvait distinguer toutes ses nervures, sa tige et sa forme parfaite. Dans cette feuille s'inscrivait l'arbre entier. Pourquoi les hommes meurent-ils si lamentablement, dans une telle affliction, dans la maladie, les infirmités du grand âge, la sénilité et cette affreuse décrépitude du corps ? Pourquoi ne peuvent-ils pas mourir naturellement, aussi beaux dans la mort que cette feuille ? Qu'est-ce qui ne va pas en nous ? Malgré le grand nombre de médecins, les médicaments et les hôpitaux, les opérations et tous les efforts de l'existence comme ses plaisirs, nous ne semblons pas capables de mourir dans la dignité et la simplicité, avec le sourire.
Un jour que nous marchions le long d'un chemin, nous avons entendu derrière nous une psalmodie mélodieuse, rythmée, empreinte de la force immémoriale du sanskrit. Nous étant arrêtés, nous avons vu le fils aîné, nu jusqu'à la taille, qui portait un récipient de terre cuite dans lequel brûlait un feu. Derrière lui venaient deux hommes portant son père mort, dont le corps était recouvert d'un linceul blanc. Tous marchaient en psalmodiant et, comme nous connaissions ce chant, nous avons failli nous joindre à eux. Comme ils nous dépassaient, nous les avons suivis quand ils ont descendu la route, toujours psalmodiant. Le fils aîné pleurait. Ils ont porté le père jusqu'au rivage où ils avaient déjà amassé un grand tas de bois. Ayant posé le corps au sommet de ce tas, ils y ont mis le feu. Tout était si naturel, si extraordinairement simple. Point de fleurs, de corbillard, point de voiture attelée de chevaux noirs. Tout cela se déroulait dans un grand calme, dans une parfaite dignité. Et devant cette feuille surgissaient à l'esprit les milliers de feuilles de l'arbre. L'hiver l'avait conduite de sa branche-mère jusqu'à ce chemin où elle se dessécherait complètement, se fanerait pour disparaître, emportée par les vents, perdue pour toujours. Comme on enseigne aux enfants les mathématiques, l'écriture, la lecture et tout ce qui a trait à l'acquisition du savoir, il faudrait aussi leur apprendre la grande dignité de la mort. Elle n'est pas une chose morbide et douloureuse à laquelle nous sommes confrontés un jour ou l'autre, mais fait partie de la vie de chaque jour - comme le regard que l'on porte sur le ciel bleu ou la sauterelle posée sur une feuille. Elle fait partie de l'apprentissage de la vie, comme la poussée des dents et les maladies infantiles avec leurs fièvres. Les enfants sont doués d'une extraordinaire curiosité.
Si vous comprenez la nature de la mort, vous n'aurez pas à indiquer que tout meurt, que la poussière retourne à la poussière, mais, sans aucune peur, vous leur expliquerez doucement la mort. Vous leur ferez sentir que vivre et mourir ne font qu'un, ne sont qu'un seul mouvement qui ne commence pas à la fin de la vie après cinquante, soixante ou quatre-vingt-dix ans, mais que la mort est comme cette feuille. Voyez les hommes et les femmes âgés, comme ils sont décrépits, perdus, malheureux, comme ils sont laids. Serait-ce qu'ils n'ont pas compris ce que signifie vivre ou mourir ? Ils ont utilisé la vie, s'en sont servis, l'ont gaspillée dans le conflit sans fin qui ne fait qu'exercer et fortifier la personne, le moi, l'ego. Nous passons nos jours en conflits et malheurs de toutes sortes, parsemés d'un peu de joie et de plaisir, mangeant, buvant, fumant, dans les veilles et le travail incessant. Et, à la fin de notre vie, nous nous trouvons face à cette chose qu'on appelle la mort et dont on a peur. Et l'on pense qu'elle pourra toujours être comprise et ressentie en profondeur.
L'enfant, avec sa curiosité, peut être amené à comprendre que la mort n'est pas seulement l'usure du corps par l'âge, la maladie, ou quelque accident inattendu, mais que la fin de chaque jour est aussi la fin de soi-même. Il n'y a pas de résurrection, c'est là une superstition, une croyance dogmatique. Tout ce qui existe sur terre, sur cette merveilleuse terre, vit, meurt, prend forme, puis se fane et disparaît. Il faut de l'intelligence pour saisir tout ce mouvement de la vie, et ce n'est pas l'intelligence de la pensée, des livres ou du savoir, mais l'intelligence de l'amour, de la compassion avec sa sensibilité. Nous sommes tout à fait certains que si l'éducateur comprend la signification de la mort et sa dignité, l'extraordinaire simplicité de mourir - s'il la comprend, non pas intellectuellement mais en profondeur - il parviendra alors à faire saisir à l'étudiant ou à l'enfant que mourir, finir, n'a pas à être évité car cela fait partie de notre vie entière. Ainsi, quand l'étudiant ou l'enfant grandira, il n'aura jamais peur de sa fin. Si tous les humains qui nous ont précédés, de génération en génération, vivaient encore sur cette terre, ce serait terrible.
Le commencement n'est pas la fin. Et nous voudrions aider - non, ce n'est pas le mot juste - nous aimerions, dans l'éducation, donner à la mort une certaine réalité factuelle, non pas la mort d'un autre, mais la nôtre. jeunes ou vieux, nous devrons inévitablement lui faire face. Ce n'est pas une chose triste, faite de larmes, de solitude, de séparation. Nous tuons si facilement, non seulement les animaux destinés à notre alimentation, mais encore ceux que nous massacrons inutilement, par divertissement - on appelle cela un sport. Tuer un cerf, parce que c'est la saison, équivaut à tuer son voisin. On tue les animaux parce que l'on a perdu contact avec la nature, avec les créatures qui vivent sur cette terre. On tue à la guerre au nom de tant d'idéologies romantiques, nationalistes ou politiques. Nous avons tué des hommes au nom de Dieu. La violence et la tuerie vont de pair. Et devant cette feuille morte dans toute sa beauté, sa couleur, peut-être pourrions-nous être conscients au plus profond de nous- mêmes, saisir ce que doit être notre propre mort, non pas à la fin ultime, mais au tout début de notre vie.
La mort n'est pas une chose horrible, une chose à éviter, à différer, mais plutôt une compagne de chaque jour. De cette perception naît alors un sens extraordinaire de l'immensité.
L'observateur et « ce qui est »
Krishnamurti. -- Comment les penseurs hindous, les philosophes de l'advaita, traitent-ils ce problème?
P. --Les yogas-sutras de Patanjali déclarent qu'il y a un état de libération qui comporte des ancrages, et un état de libération dépourvu d'ancrages. Dans le premier, le penseur constitue un support ; c'est un état où le penseur n'as pas cessé d'exister. Dans l'autre, tout, et le penseur compris, a cessé.
Les bouddhistes parlent de kshana vada –le temps instantané, total et complet en lui-même, où le penseur n'a aucune continuité. Les philosophes de l'advaïta parlent de la cessation de la dualité et des moyens de parvenir à la non-dualité ; l'homme passe par un processus de dualité afin d'atteindre cet état. Sankara aborde l'état de non-dualité par la négation (neti, neti ; ni ceci , ni cela). Chez Nagarjuna, le philosophe bouddhiste, la négation est absolue. Si vous dites qu'il existe un Dieu, il le nie ; si vous dites qu'il n'y a pas de Dieu, il le nie aussi. Toute affirmation est niée.
B. -- Le Bouddha dit que ce qui existe est la « solitude de la réalité ». Vous êtes le résultat de vos pensées.
P. -- Ils ont tous parlé de la non-dualité : le Bouddha, Sankara, Nagarjuna ; mais la non-dualité est devenue un concept. Elle n'a pas agi sur la structure de l'esprit lui-même. En Inde, et pendant des siècles, l'approche négative du problème a fait l'objet de discussions ; mais jamais cela n'a eu aucun effet sur l'esprit humain. Le comportement du cerveau est toujours dualiste, opérant dans le temps et sous l'emprise du temps. Bien que l'on ait postulé l'existence des états de négation et de non-dualité, il n'y a pas d'indications sur la façon de les aborder. Pourquoi la non-dualité n'a-t-elle jamais eu d'action sur l'esprit humain? Pouvons-nous examiner cette question pour voir si l'on découvre ce qui suscite le déclenchement de cet état de non-dualité?
S. -- Si chaque expérience par laquelle on passe laisse une trace dans les cellules cérébrales, quelle est l'influence de cet état de non-dualité, d'unicité? Pourquoi n'y a-t-il pas de mutation dans les rapports existant entre le penseur et la pensée ?
P. -- Et le mécanisme qui enregistre la part technique, est-il le même mécanisme qui « voit », « perçoit »?
Kr. -- La cellule technique, la cellule qui enregistre, et la cellule qui perçoit.
P. -- C'est ce qui semble constituer l'ego.
Kr. -- Le fragment technologique et le fragment qui enregistre, ce sont ces deux qui constituent l'ego. Non pas le fragment perceptif.
P. --Mais j'inclus aussi le fragment « perceptif » ; l'enregistrement agit sur les deux – le technique et la perception.
Kr. -- Ce n'est peut-être qu'une explication verbale.
P. -- Le noyau de l'homme ne semble jamais être affecté. La dualité fondamentale et essentielle entre le penseur et sa pensée persiste.
Kr . -- Croyez-vous que, fondamentalement, la dualité existe, ou bien qu'il n'existe que « ce qui est », le fait ?
P. -- Monsieur, quand vous posez une question comme celle-là, l'esprit s'arrête, et l'on se dit : « oui, c'est bien ça. » Puis surgit l'interrogation intérieure : « Ne suis-je pas séparé de S. ou de B. ? » Et bien que l'esprit dise « oui », une seconde après il se met aussi à douter. Au moment où vous avez posé la question, mon esprit, un instant, a été immobile.
Kr. -- Pourquoi ne l'est-il pas resté?
P. -- L'interrogation surgit.
Kr.-- Mais pourquoi? Est-ce affaire d'habitude, de tradition? La nature même des agissements du soi, le conditionnement ? Tout cela peut être dû à ce que la culture nous impose pour survivre, fonctionner, etc... Pourquoi le faire intervenir, alors que nous considérons le fait de savoir s'il existe une dualité fondamentale?
P. -- Vous dites que c'est peut-être une action de réflexe cérébral?
Kr. -- Nous sommes le résultat de notre environnement, de notre société, nous sommes le résultat de toutes nos interactions. C'est aussi un fait. Je me demande s'il existe une dualité fondamentale au noyau même de notre être, ou bien la dualité surgit-elle dès l'instant où l'on s'éloigne de « ce qui est »? Quand je ne m'éloigne pas de la qualité non-dualiste de l'esprit, de sa foncière unité, ce penseur a-t-il, lui, une dualité? Il pense. Crée-t-il une dualité quand il est complètement avec « ce qui est »?
Quand je regarde un arbre, je ne pense pas, jamais. Quand je vous regarde, il n'y a pas de division telle que le « moi » et le « vous ». Les mots ne sont utilisés que dans le but de communiquer. Mais ce « moi » et ce « vous » ne sont pas en quelque sorte enracinés en moi. Alors, d'où jaillit le penseur séparé de la pensée? L'esprit demeure dans « ce qui est ». Il demeure avec la souffrance ; sans aucune pensée orientée vers la non-souffrance. Il y a le sentiment de souffrir. C'est là « ce qui est ». Il ne se mêle aucun désir de vouloir en sortir. D'où surgit la dualité? Elle surgit quand l'esprit dit : « il faut m'affranchir de la souffrance. J'ai connu l'état de non-souffrance, et je veux le retrouver. »
(pause)
Vous êtes un homme, et moi je suis une femme. C'est là un fait biologique. Mais y a-t-il un dualisme psychologique. Y a-t-il au départ un état dualiste, ou apparaît-il seulement si l'esprit s'éloigne de « ce qui est »?
Voici une grande douleur. Mon fils est mort. Je reste avec cette douleur, sans la fuir ; où est la dualité? C'est seulement quand je me dis que j'ai perdu mon fils, mon compagnon, qu'elle apparaît. Est-ce que je me trompe?
Si je subis la souffrance –physique ou morale, les deux sont comprises dans ce mot – toute tentative de m'en éloigner est dualité. Le penseur est le mouvement pour s'éloigner. A ce moment-là, il dit : « Cela ne devrait pas exister », et il dit aussi : « Il ne devrait pas y avoir de dualité. »
La première chose à voir, c'est que le mouvement pour s'éloigner de « ce qui est » est celui du penseur qui engendre la dualité. Pour observer le fait de souffrir, pourquoi faudrait-il un penseur? Celui-ci apparaît quand il y a un mouvement –soit de recul, soit de projection. Dans l'idée qu'hier je n'éprouvais pas de souffrance, c'est là que naît la dualité. L'esprit peut-il demeurer avec la souffrance, sans aucun mouvement, sans cet écart qui donne lieu au penseur?
Sa question à lui-même, c'est bien comment prend place cette attitude dualiste devant la vie. Il n'est pas en quête d'explication sur la façon de la transcender. « J'ai connu du plaisir hier. C'est terminé. »
N'est-ce pas aussi simple que cela?
P. -- Pas vraiment.
Kr. -- Je crois que oui. Voyez-vous, cela nécessite une observation non comparative. Toute comparaison est dualiste. Mesurer est une attitude dualiste.
Aujourd'hui, la douleur est là, et il s'y ajoute l'idée de la non-douleur pour demain. Mais le seul fait est la souffrance actuelle, celle que l'esprit connaît maintenant. Rien d'autre n'existe. Pourquoi avoir tellement compliqué, avoir construit d'immenses philosophies autour de tout cela? Y aurait-il quelque chose qui nous échappe? Serait-ce que l'esprit, ne sachant pas comment agir, s'éloigne du seul fait, et introduit un état de dualité? S'il s'en rendait compte, est-ce qu'il permettrait à cette dualité de s'installer? Le sentiment du : « quoi faire? » n'est-il pas lui-même un processus dualiste? Est-ce que vous comprenez?
Recommençons. Il y a souffrance physique ou morale. Quand l'esprit ne sait que faire dans le sens non-dualiste, il s'évade. Est-ce que l'esprit pris au piège –du trajet de va et vient – peut faire face à « ce qui est » d'une façon non-dualiste? comprenez-vous? Est-ce que la fait de souffrir le « ce qui est » peut être transformé sans qu'une réaction dualiste intervienne? Peut-il y avoir un état de non-penser » où le penseur ne prenne pas naissance du tout, celui qui dit : « Hier je ne souffrais pas, demain je ne souffrirai plus » ?
P. --Voyez ce qui nous arrive. Ce que vous dites est juste. Mais il y a en nous quelque chose qui manque –C'est peut-être la force, l'énergie. Quand il y a crise, son poids est suffisant pour nous plonger dans une situation sans échappatoire. Mais dans la vie de tous les jours nous répondons sans cesse à des défis mineurs.
Kr. -- Si vous compreniez véritablement cela, nous pourriez répondre à ces défis mineurs.
P. -- Dans la vie quotidienne nous avons le bavardage, le mouvement incessant et désordonné du penseur à l'oeuvre avec ses exigences. Qu'est-ce qu'on en fait?
Kr. -- Je ne crois pas, je nie que vous puissiez faire quoi que ce soit. C'est sans intérêt.
P. -- Mais c'est très, très important. C'est là ce sont nos esprits, avec leur part d'errance, de désordre... Et nous n'avons pas la faculté de le nier.
Kr. -- Ecoutez. Il y a du bruit dehors, et je n'y peux absolument rien.
P. -- Quand il y a crise, il y a contact. Mais dans la vie quotidienne il n'y a pas de contact. Je sors. Je peux regarder un arbre sans qu'il y ait dualité ; je peux voir des couleurs sans qu'il y ait dualité ; mais il y a l'autre part qui bavarde sans fin, et sur laquelle le penseur se met à agir quand il la voit fonctionner. L'ultime négation est de laisser la chose se poursuivre.
Kr. -- Etablissons d'abord l'élément primordial : observer la souffrance, ne s'en éloigner en rien – c'est là le seul état non dualiste.
P. -- Parlons plutôt de l'esprit qui bavarde, au lieu de parler de la souffrance, parce que c'est le fait de l'instant présent. Le bruit que fait cet avertisseur, l'esprit qui bavarde, voilà « ce qui est » présentement.
Kr. -- Vous donnez la préférence à ceci plutôt qu'à cela : ainsi commence le cercle vicieux.
P. -- Le point principal, c'est d'observer « ce qui est » sans s'éloigner. C'est le fait de s'éloigner qui crée le penseur.
Kr. -- Parce que le bruit, le bavardage de l'esprit qui, il y a un instant, étaient « ce qui est » ont disparu, se sont évanouis. Mais la souffrance demeure. La souffrance, elle, n'a pas disparu. Aller au-delà de la souffrance d'une façon non-dualiste, telle est la question. Comment la résoudre? Tout mouvement pour m'éloigner de « ce qui est » est dualiste, parce qu'il y a alors le penseur agissant sur « ce qui est », et c'est l'essence même du dualisme.
Et maintenant, peut-on observer le « ce qui est », observer ici en réalité l'état dualiste lui-même? Si une telle observation se fait sans que prenne place aucun mouvement dualiste, pourra-t-il naître de là une transformation de « ce qui est »? Comprenez-vous ma question?
P. --N'est-ce pas en réalité une dissolution de « ce qui est »? De ce qui a été créé ?
Kr. -- Je ne connais que « ce qui est », absolument rien d'autre. Et non pas la cause.
P. -- Vous avez raison. On peut voir que lorsqu'il n'y a aucun mouvement pour s'éloigner de la douleur, il y a dissolution de la douleur.
Kr. --Et comment cela se peut-il? Pourquoi l'homme n'est-il pas venu à ce fait ? Pourquoi a-t-il toujours combattu la souffrance par un mouvement dualiste ? Pourquoi n'a-t-il jamais compris ni creusé la douleur sans avoir recours à une attitude dualiste ? Que se passe-t-il quand il n'y a aucun mouvement pour s'éloigner de la souffrance? Non pour ce qui est de la dissolution elle-même, mais que se passe-t-il avec le mécanisme agissant? C'est bien simple : la souffrance est le mouvement pour s'éloigner. Si l'on est à l'écoute et rien d'autre, il n'y a pas de souffrance. Il n'y a de souffrance que quand je m'éloigne du fait en disant : « ceci donne du plaisir, cela n'en donne pas. » Mon fils meurt. C'est un fait absolument irrévocable. Pourquoi y a-t-il souffrance?
P. -- Parce que je l'aimais.
Kr. -- Regardez ce qui s'est déjà passé inconsciemment. Je l'aimais. Il est parti. La souffrance est le souvenir que j'ai de l'amour que je lui portais. Et il n'est plus. Mais le fait absolu, c'est qu'il est parti. Demeurez avec ce fait. Il n'y a de souffrance que quand le penseur prend naissance pour dire : « mon fils n'est plus là ; c'était mon compagnon », et tout ce qui s'ensuit.
S. -- Ce n'est pas seulement le souvenir de mon fils mort qui me fait souffrir, il y a maintenant la solitude.
Kr. -- Mon fils est mort ; c'est un fait. Puis surgit la pensée de la solitude. Puis mon identification avec lui. Tout cela appartient au processus du penseur et de la pensée. Mais moi, je ne connais qu'un seul fait : mon fils est parti. La solitude, le manque d'un compagnon, le désespoir sont le résultat de la pensée qui engendre la dualité ; un mouvement pour s'écarter de « ce qui est ». Il ne faut ni force ni détermination pour ne pas bouger. C'est la volonté qui est dualiste.
Il n'existe qu'une seule chose, c'est le fait, et le mouvement pour s'éloigner du fait, du « ce qui est ». Voilà ce qui engendre l'amertume, l'insensibilité, le manque d'amour, l'indifférence, toutes les choses qui sont le produit de la pensée. Mais le fait lui-même, c'est que mon fils est parti. La non-perception de « ce qui est » fait naître le penseur ; c'est une action dualiste. Et dès l'instant où l'esprit retombe dans le piège de cette action, là même se trouve alors « ce qui est ». Demeurez avec cela, parce que le moindre éloignement n'est qu'une nouvelle action dualiste.
L'esprit agit toujours à l'égard de « ce qui est » en fonction de bruit et de non-bruit. Et « ce qui est », le fait, n'a besoin d'aucune transformation, parce qu'il est déjà « ce qui est au-delà ». La colère, c'est « ce qui est ». Le mouvement dualiste de non-colère s'écarte de « ce qui est ». Mais le non-éloignement de « ce qui est » n'est plus la colère. Par conséquent, l'esprit – si une fois qu'il a perçu, si une fois il a eu cette perception non-dualiste – quand la colère surgit encore, n'agit pas à partir de la mémoire. La prochaine fois qu'elle surgit, c'est « ce qui est », et c'est pourquoi le concept dualiste est complètement faux et fallacieux.
P. -- Cette action-là est d'une extrême intensité. L'action non-dualiste n'est pas de l'action.
Kr. -- Il faut être simple. C'est l'esprit qui n'est pas habile, qui n'est pas rusé, qui ne cherche pas à trouver des substituts à la dualité, c'est lui qui est capable de comprendre. Nos esprits ne sont pas assez simples, et bien que nous parlions tous de la simplicité, cette simplicité-là consiste à porter un pagne.
La non-dualité signifie véritablement l'art d'écouter. Vous entendez aboyer ce chien : écoutez, sans l'ébauche d'un éloignement. Demeurez avec « ce qui est ».
(pause)
L'homme qui demeure avec « ce qui est » et ne s'en éloigne jamais ne peut être marqué.
P. -- Et si une marque apparaît, alors la regarder naître. Un acte de perception l'efface.
Kr. -- Tout à fait juste. C'est la vraie façon de vivre.
(25 décembre 1970)