Vedanta et hésychasme
par Jacques Vigne
publié dans les "Question de" n° 99 et 100 (1995) Copyright de l'auteur
Ce texte est une étude sur christianisme et hindouisme, en particulier l'hésychasme, c'est-à-dire la mystique des Pères du désert, et le vedanta. Il montre comment les mystiques chrétiens tendent à la non-dualité et pratiquaient l'arrêt du mental et le silence comme dans le yoga. Il parle de la psychologie de l'ascèse, du pourquoi des excès ascétiques, du lien entre solitude, austérités et pouvoirs psychiques. Il aborde aussi la sublimation de la sexualité en spiritualité. Après une histoire de la non-dualité en Occident il montre comment celle-ci y est promise à un grand avenir, et ce en quoi elle peut faire évoluer les conceptions chrétiennes sur la grâce, la création; l'évolution; le personalisme et la notion de dissolution de l'égo dès cette vie, c'est à dire le libéré vivant.
Chapitre I: De l'arrêt du mental
Un silence vaste comme le ciel
L'arrêt du mental dans le védanta
Le christianisme et l'hésychia
Chapitre II: psychologie de l'ascèse
L'ascèse excessive: les faits
Respect et désidentification du corps
La volonté d'ascétisme
Austérités et pouvoirs
Ascèse et solitude
L'angoisse et la grâce
Chapitre III: Une ascèse pour aujourd'hui
Souffrance, sexualité, spiritualité
De la pollution mentale
Hésychasme et Yoga
Le retour à l'action après l'ascèse et le silence
Chapitre IV: la non-dualité, une nécessité pour l'Occident
Eléments d'histoire de la non-dualité en Occident
Elements de mystique comparée: douze points de divergences parallèles
Le libéré-vivant à la charnière entre non-dualité et christianisme
La non-dualité en Occident: la théorie et la pratique
Le dernier contrepoint du deux et de l'Un
Une seule lumière
Notes
La marche, de par sa répétition rythmée, favorise une régulation du cours des pensées. Si elle est associée à la répétition d'une formule sacrée; elle peut mener à un arrêt du mental et à un état supérieur de conscience. Il est courant chez les pèlerins de tous les pays de pratiquer la prière répétitive. Dans le christianisme, les Récits d'un pèlerin russe (1) sont célèbres pour cela, ainsi qu'en Inde les Carnets de pèlerinage de Swami Ramdas (2) J'ai été tellement fasciné par ce pouvoir de la répétition sur l'esprit -qu'elle soit répétition du pas ou répétition d'une formule sacrée - que j'en ai fait le sujet de ma thèse de médecine.(3) Ce que je pressentais au moment où je rédigeais ce travail, c'est que les techniques répétitives normalement associées dans l'esprit des gens à la prière et à la pensée positive, peuvent également apporter une contribution importante au développement de la psychothérapie. Une des limitations de celle-ci est qu'elle se fonde presqu'exclusivement sur l'observation du mental, au moins dans sa forme classique inspirée par la psychanalyse; mais cette observation ne représente qu'une moitié des possibilités d'approche de l'esprit dans les voies spirituelles. La seconde moitié est constituée par des techniques concentratives, consistant en un mouvement répétitif de l'attention qui revient sans cesse à l'objet sur lequel elle a décidé de se fixer.
On a souvent comparé la prière de Jésus au mantra, et l'hésychasme au yoga (4). J'aborderai ce dernier sujet à la fin de cet article; je m'intéresserai en premier lieu au résultat de ces techniques, la paix, hésychia, qu'on a décrite comme la colonne vertébrale de la mystique de l'Eglise orthodoxe d'Orient, et l'arrêt du mental, citta vritti nirodha que Patanjali considère comme la définition même du Yoga au début de ses aphorismes (I, 2) (5)
Un silence vaste comme le ciel
Je suis heureux d'écrire sur ce sujet en Inde, sur les bords du Gange, juste avant de rentrer en retraite pour cinq mois environ. Il peut sembler paradoxal de parler du silence, mais d'autres ont fait son éloge avant moi (6): en attendant que ce silence ne devienne l'objet de notre expérience, que peut-on avoir comme plus beau sujet de réflexion pour occuper notre mental?
La psychologie n'est pas totalement étrangère aux vertus du silence: l'abstention du psychiatre a une efficacité en soi, car il constitue une acceptation implicite et déculpabilisante du mental de son patient et de son existence en tant que tel; cependant, il faut se tourner vers les pratiques de méditation pour que le sujet lui-même essaie de devenir silencieux. Les thérapeutes sont trop fascinés par les bruits de l'intellect, les fausses notes de la psychopathologie et le grondement sourd des pulsions ébranlant l'inconscient pour jamais penser à écouter le grand calme qu'il y a derrière, ou en dessous de tout cela. En ce sens, on peut dire que le silence est le grand refoulé de notre psychologie moderne. Notons d'ailleurs que la philosophie et la théologie l'avaient déjà passablement mis à l'écart de leurs préoccupations. Pourtant, l'homme ordinaire a une intuition juste du silence quand il aime aller dans la nature. Là, les images ne sont plus porteuses de messages calculés comme dans les villes pleines d'enseignes et de publicités. La nature n'a rien à lui dire de spécial, et c'est peut être pour cela qu'il aime bien sa compagnie.
Pour rentrer dans le vif du sujet, quelques réflexions déjà sur le vocabulaire: en sanskrit, silence se dit mauna, et celui qui a fait un voeu de silence est un mauni. Il peut parfois tenir ce voeu pendant douze ans, comme en ce moment Chandra Swami de la lignée Udasin près de Dehra-Dun au pied de l'Himalaya (cf 'L'Art de la Réalisation', Albin Michel). Quant à la paix, elle est considérée comme le neuvième et dernier sentiment (rasa), en quelque sorte la base à partir de laquelle tous les autres existent. En grec, le terme hésychia est utilisé pour désigner à la fois la paix et le style de vie des solitaires. Nous nous intéresserons directement à cette expérience de l'hésychia sans détailler l'histoire du mouvement auquel il a donné lieu, l'hésychasme, qui a imprégné de son parfum toute la mystique de l'Eglise d'Orient.
Un autre terme signifiant la tranquillité est apathéia, l'absence de passions. Il ne s'agit pas bien sûr de l'apathie, état de paresse, mais d'un état de pureté où tous les mouvements du mental sont arrêtés. C'est un état de surconscience ayant une analogie profonde avec le samadhi hindou. Pour les Pères, l'amerimnia -absence complète de soucis- se révèle pratiquement toujours une vertu. Dans ce sens aussi, une sage de l'Inde de notre siècle, Ma Anandamayi, disait en des mots simples: 'Le non-souci, voilà la méditation suprême'. Un autre mot signifiant la tranquillité est èrémia, ressemblant fort, mis à part l'accent de la première lettre, à érémia, le désert. Dans les mots mêmes, les deux notions sont associés. En latin, paix se dit 'pax', et elle a eu une telle importance dans le développement du monachisme occidental qu'elle est devenue la devise de l'ordre bénédictin.
Dans ce texte, je resterai proche du témoignage direct des moines et je ne me lancerai pas dans des spéculations théologiques lourdement marquées par la culture. Le rapprochement des pensées montrera que l'idée d'un sommet commun à toutes les mystiques n'est pas un leurre ou un voeu pieux. Je me suis laissé guider dans mon choix des paroles des Pères et des sages de l'Inde par mon intuition, basée elle-même sur l'expérience intérieure que j'ai pu développer depuis huit ans que je vis en Inde. J'ai bénéficié aussi de l'expérience de Vijayananda auprès duquel je vis depuis cinq ans environ: ancien médecin français devenu disciple de Ma Anandamayi, il vit et pratique la méditation selon le védanta depuis plus de quarante ans en Inde. S'il n'est pas un Père du désert, il mériterait, du fait d'avoir vécu dix-sept ans ermite en Himalaya, le nom de 'Père de la montagne'.
En ce temps où l'Occident s'ouvre à de nouveaux courants religieux, cette notion de silence intérieur permet de transcender des impasses du dialogue, puisqu'il représente le réservoir commun de toutes les paroles sacrées. Il est vaste comme le ciel, il n'est pas dérangé par les voix des différents groupes qui participent au pluralisme spirituel d'aujourd'hui. Le silence permet de résoudre bien des problèmes de traduction.... Il est le signe du renoncement; à ce propos, qu'il nous soit permis citer une phrase du 'Sannyas hindou', un texte qu'on peut considérer comme le testament spirituel de Swami Abhishiktananda, partisan convaincu de la rencontre du védanta et du christianisme: 'L'appel au renoncement intégral déborde les frontières des religions...et c'est dans cet appel surgissant des profondeurs du coeur humain que les grands dharmas (religions) se rencontrent effectivement, en cette tension qui les porte comme au-delà d'elles-mêmes.' (7)
Ramana Maharshi exprimait la même idée par une image traditionnelle. 'Le silence est l'océan dans lequel toutes les rivières des religions viennent se jeter.' Après avoir parlé de l'arrêt du mental dans le védanta et le christianisme, nous envisagerons la méthode qui permet d'y arriver, c'est à dire l'ascèse, en faisant une étude critique du sens de la souffrance et du corps chez les Pères par rapport à la tradition hindoue. Enfin, et avant de conclure, nous ferons part de quelques réflexions sur la technique de l'hésychasme comparée au yoga.
L'arrêt du mental dans le védanta
Il y a trois degrés d'arrêt du mental:
- le silence de l'activité verbale intérieure
- l'effacement des images
- l'arrêt des sensations venant du corps
On croit que le silence est inactif, mais c'est en fait une création qui ne cesse pas. On pourrait le comparer au libre courant de l'électricité dans un fil; de temps à autre, il arrive à un instrument et le fait fonctionner, sinon, il s'écoule de lui-même. La rencontre d'un vrai maître peut donner l'expérience du silence. Nisargadatta Maharaj disait: 'Avant le moment où j'ai rencontré mon guru, je savais tant de choses: Maintenant, je ne sais rien...Je me connais moi-même et je ne trouve ni vie ni mort en moi, seulement l'être pur.' (10) Avec le 'Je suis celui qui suis' divin, la phrase de la Bible qui attirait le plus Ramana Maharshi était: 'Faites silence... et sachez que je suis Dieu.' (Ps 46, 11)
L'une des nombreuses méthodes de méditation possible consiste à observer l'esprit entre les pensées et à y percevoir le silence. C'est une technique également utilisée en Occident, notamment chez les Chartreux. Il faut bien comprendre que si toutes les techniques spirituelles s'acheminent vers le silence, elles ne le créent pas car il est déjà là, il n'est autre que le Soi. 'Celui qui a perdu sa bourse en un moment de distraction peut la retrouver en calmant son esprit et en se demandant où il a pu l'égarer. Quand il a retrouvé cette bourse perdue, on ne peut dire que le fait de calmer son esprit ait créé cette bourse. De même, le contrôle de votre esprit n'est pas la cause de la Réalisation du Soi, bien qu'il soit toujours là, vous ne le reconnaissez pas, même avec un esprit contrôlé, parce que vous n'en avez pas l'habitude'. (11)
Dans le védanta, on aime bien prendre comme analogie du samadhi le sommeil profond: étant un état dépourvu d'images oniriques, il représente le silence des formes. De plus, la distinction entre l'observateur, ce qui est observé et l'observation disparaît comme fondus en une seule masse de conscience (prajna-ghana, terme employé dans les Upanishads). Le samadhi a la même force centripète considérable que le sommeil profond, mais à la place d'être inconscient il est surconscient.
Si l'on veut se repérer dans la hiérarchie des expériences spirituelles et savoir ce qu'il est important d'accomplir, il faut faire la distinction entre manolaya et manonasha -respectivement la dissolution et la destruction du mental. La dissolution est définie comme un phénomène réversible, alors que la destruction, elle, est définitive. Les germes des samskaras (conditionnements passés) sont morts, comme dans l'eau qu'on a bouillie ou dans des graines qu'on a grillées à la poêle. Ma Anandamayi parlait souvent de la distinction entre le vide, shunya, et le grand vide, mahashunya, qui correspond à peu près à la différence que nous venons d'établir. Les auteurs chrétiens parlent de la fausse et de la véritable hésychia. Il est important de savoir cela afin de ne pas confondre une banale -bien qu'utile à son niveau- expérience de relaxation profonde et le véritable grand Silence qui correspond à un niveau beaucoup plus élevé, celui des sages confirmés.
Dans l'advaïta-védanta, la doctrine de la non-dualité pure, même la présence d'une pensée au sujet de la divinité est une limitation à un silence vraiment stable. En effet, quand il y a deux personnes ensemble (l'idée que je me fais de la divinité et moi), même si elles peuvent se taire pendant quelques temps, elles recommenceront fatalement à parler à un moment ou à un autre...Cette importance fondamentale donnée au silence n'est pas l'apanage du non-dualisme indien, on retrouve la même notion dans le zen -témoin ce que disait maître Dogen: 'Il faut savoir que si aucune pensée ne surgit, la vie-et-mort est alors tranchée et que, si on n'a ni conjoncture ni différenciation, on éclaire tous les phénomènes.' (12) On peut encore rapporter ce propos d'un autre maître zen, Taido (Xve siècle): 'Hormis cette pacification, il n'y a pas de bouddha. Ce bouddha n'a pas de lumière spéciale, il ne vole pas dans les airs. Notre être est tel quel depuis notre naissance jusqu'à aujourd'hui, c'est celui d'un bouddha inné et serein. N'en doutez pas!' (13)
En Occident; Plotin a été l'inspirateur de ceux qui voulaient s'orienter vers une voie de Connaissance pure, c'est à dire la réalisation de l'Un au-delà de toute question de personne, comme dans le védanta. Il a influencé à distance Maître Eckhart. Il évoque le stade supérieur de l'expérience spirituelle de cette façon: 'L'âme cesse d'agir; elle ne continue plus à faire des efforts, elle est pleine; elle possède sa contemplation à l'intérieur...ainsi, l'unité est introduite en elle; plus il y a d'unité, plus il y a de tranquillité. C'est alors que la partie de l'être qui connaît devient un avec de qui est connu (hèn toï gnôsihenti). (14)
Le christianisme et l'hésychia
Dieu préfère se manifester dans l'hésychia -'la voix d'un silence subtil' comme il l'a fait comprendre à Elie (I R, XIX, 12) sur le mont Horeb. Celui-ci venait de faire égorger quatre cent cinquante prophètes de Baal au Mont Carmel (I R XVIII,40). En ne se montrant ni dans le tremblement de terre, l'ouragan ou le feu, Dieu a clairement fait sentir à son prophète qu'il n'était pas pour l'utilisation des méthodes violentes. De même, le Christ, en quittant ses disciples, leur a dit: 'Je vous laisse ma paix'. Pour savoir en quoi consiste cette paix, nous pouvons interroger les Pères du désert. Leur conseils directement orientés vers la manière de tirer profit de la retraite et d'obtenir le silence du mental ont finalement une portée plus universelle que les spéculations théologiques ou les élaborations christologiques ou encore ecclésiologiques. Evidemment, les définitions qui tentent d'évoquer l'hésychia ont une portée limitée; elles sont comme le battant à la porte d'une maison: on frappe, mais on ne sait si la porte va s'ouvrir, ni qui on trouvera derrière.
Isaac le Syrien (appelé aussi 'de Ninive') évoque l'hésychia quand 'tout ce qui est prière cesse et que l'âme prie en dehors de la prière...Le saint s'oublie alors complètement en laissant tout ce qui est de ce monde, n'ayant plus en lui aucun mouvement vers quoi que ce soit.' (15) Il y a trois degrés de silence: le cloître, où le novice goûte la paix du mode de vie monastique qu'il découvre, 'l'arène' qui correspond à la période où l'énergie intérieure s'éveille et où il faut apprendre à la maîtriser pour l'orienter vers le divin, et le troisième degré est 'le 'port' où le moine jouit de l'assemblage de tous les biens, de la source de lumière, où il est même appelé Dieu et frère du Christ.' (16)
Jean Climaque, qui passa sa vie au Monastère Sainte-Catherine au pied du Mont Sinaï et qui a inspiré par son ouvrage L'échelle sainte tout le monachisme postérieur, ne tarit pas d'éloges sur le silence conscient: 'Le silence, avec la connaissance, est la mère de la prière, la délivrance de la captivité, la préservation du feu...le compagnon de l'hésychia, l'adversaire du désir d'enseigner...l'artisan de la contemplation, un progrès invisible et une ascension secrète.' Il est intéressant de noter que les deux derniers degrés du progrès spirituel d'après Jean Climaque sont l'apathéia (l'absence de mouvements mentaux) et la charité. Là, on retrouve la vacuité et la compassion, deux qualités suprêmes et inséparables du bouddhisme mahayana. L'apathéia est la nature même de l'âme, les passions y sont surajoutées...' (18) Ce qui revient à dire que le but de la pratique est de retrouver sa vraie nature -expression qui fait penser à l'enseignement du zen affirmant que chaque être a la nature de Bouddha (19).
L'hésychia naît de la mort de la prière au sens habituel du terme; Isaac le Syrien dit: 'Tout ce qui est fait de prière, ou peut être prié, est en-deça de la spiritualité. Et ce qui est spirituel est d'un ordre qui exclut mouvement et prière. (20) Le pseudo-Denys est encore plus laconique pour parler de ce type d'expérience: 'L'extase au-delà de soi-même et de tout.( (21) Pour l'être ordinaire, le silence est une coupure, pour le moine c'est une union. Cet état est à rechercher avec intensité, car il est déifiant en lui-même 'Avoir soif de l'hésychia déifiante' dit un des Pères. Pour cela, un sentiment d'irréalité du monde, comme dans le védanta, est une phase nécessaire. Autre analogie frappante avec le non-dualisme hindou: par la purification de son mental, le moine se transforme en pure conscience; l'abbé Bessarion fit cette réflexion; 'Le moine doit être comme les chérubins et les séraphins, uniquement oeil.' (22)
L'hésychia est un processus de mort et de résurrection. L'égo doit réellement disparaître. L'abbé Poemen, quand il était simple moine, est venu se plaindre à son maître Ammonas du bruit que faisait un voisin. Celui-ci répondit: 'Poemen, tu vis encore. Va, assieds-toi dans ta cellule et grave dans ton coeur que depuis un an déjà tu es dans le sépulcre.' (23) Cet état de mort correspond à la libération définitive; 'Avec cette science et cette humilité qui en découlent, cessent toutes les luttes et les tentations, car les démons ne peuvent lutter avec celui qui se considère comme n'étant rien.' (24) Cette connaissance supérieure vient de la foi et exclut l'action (25). Nous nous trouvons dans l'optique du védanta où la connaissance supérieure ne peut être contrainte à découler des actions, ni d'ailleurs à les produire. Il y a une séparation entre les deux niveaux, l'action servant à purifier le mental avant la grande expérience, et à exprimer une compassion libre et gratuite après.
C'est une idée courante en Inde que l'amour supérieur (parabhakti) conduit à la connaissance (jnana); un moine actuel du Mont-Athos, qui sans doute ne connaît guère l'enseignement non-duel de l'Inde, en arrive à la même expérience: 'L'apathéia est le but; alors l'homme est comme Dieu. Il n'y a plus en lui de mauvaises pensées, il n'est plus esclave des passions, il est devenu amour, sans émotion, sans désir; il est' (26). Cet être silencieux est vaste comme un ciel sans nuage et sans vent: 'Un nuage ne peut se former sans un souffle de vent; de même, une passion ne peut naître sans un mouvement de pensée.' (27)
Pour avoir cet espace de liberté et de silence, le moine peut aussi partir à l'étranger (xénitéia). Là, il ne sera plus troublé par le milieu qu'il a quitté, et il ne comprendra pas pou peu les bavardages autour de lui. Toutefois, il ne semble pas que tous les Anciens aient atteint cet état d'hésychia. L'un d'eux confiait: 'En vérité, cela fait soixante-dix ans que je porte l'habit, et aucun jour je n'ai trouvé le repos...' (28) Est-ce à cause de cette difficulté, ou pour d'autres raisons que le monachisme postérieur semble avoir mis moins clairement l'accent sur l'hésychia que les premiers Pères? Ne se sont-ils pas laissés envahir par le rituel et la récitation des textes, certainement bonne pour calmer l'esprit des novices, mais plus discutable pour des mystiques qui ont atteint la maturité. Dans ce sens, en Occident, la condamnation du quiétisme, liée beaucoup à des intrigues de cour, n'a-t-elle pas été dommageable? La mystique des moines doit-elle être obligatoirement du type de celle des paroissiens, sauf qu'ils y sont investis à plein temps? N'ont--ils pas cédé au piétisme ambiant en craignant de perdre par la voie directe de l'hésychia les consolations que leur apportait l'image qu'ils se sont faite de Jésus? Il semble qu'un moine actuel du Mont-Athos aille dans ce sens lorsqu'il dit: 'Quelques-uns ont entendu les paroles de Jésus; bien peu ont entendu son silence.' (29)
Table des matières |
Ceux qui commencent à s'intéresser à la voie spirituelle ont souvent une fausse notion de l'ascèse. Il y a une tendance à prendre prétexte des excès ascétiques de l'histoire monastique pour laisser tomber tout effort et ne rien faire. Entre ces deux extrêmes, il y a un juste milieu à trouver; pour cela, nous allons explorer en profondeur l'ascèse excessive, puis définir ce en quoi consiste l'ascèse juste -comment se désidentifier du corps sans le malmener- et chercher quelles sont les causes qui, dans la tradition chrétienne, ont particulièrement favorisé l'ascèse violente.
Les moines ne sont pas des gens ordinaires. Ils développent par leur pratique une concentration de l'esprit et une intensité peu communes. Pour comprendre les difficultés qu'ils rencontrent, les théories élaborées par des psychologues qui n'ont aucune expérience de la retraite et de la méditation soutenue sont de peu d'intérêt. Après avoir étiqueté l'ascèse de 'masochisme', ils n'ont plus grand chose ni à dire ni à comprendre. Par contre, une psychologie spirituelle comparée peut fournir des références solides dans d'autres traditions. Nous parlerons donc des notions d'ascèse juste et de désidentification du corps à la fois en Inde et dans le christianisme. En Inde, l'ascèse excessive était très répandue au temps du Bouddha. Il s'y était lui-même essayé, puis a défini la règle du juste milieu. La corde de l'instrument de musique ne doit être ni trop tendue ni trop desserrée pour pouvoir donner le son juste. Les anthologies de paroles des Pères du désert évitent les propos ascétiques à outrance; en revanche, j'ai eu la curiosité de lire quelques uns de leurs ouvrages complets, et l'on y trouve des propos d'un ascétisme effrayant mêlés parfois à des paroles sublimes. Nous allons tenter d'éclaircir cela.
L'ascèse excessive : les faits
La surenchère de l'ascèse était un fait tellement courant dans le christianisme qu'on lui a donné un nom spécial: l'épascèse. La référence à la Croix du Christ était la justification officielle de ces excès. Saint Paul lui-même n'hésitait pas à dire 'Je meurtris mon corps et le traîne en esclavage' (Cor 9,26) Il parle aussi de toutes les épreuves qu'il a endurées, la faim, le froid, les persécutions, etc...Celles-ci sont devenues une sorte de référence pour les moines, bien que leur absence de vocation missionnaire les exposaient a priori beaucoup moins aux aléas d'une vie active et itinérante. Macaire, un des premiers anachorètes après Saint Antoine, a donné du moine une définition sans ambiguïté: 'Est moine celui qui se fait violence en toute chose' (1) Cela paraît bien loin de la douceur de l'hésychia...
Commençons par un exemple caricatural d'ascèse violente: 'saint' Eusèbe s'était attaché une chaîne autour du cou qui était reliée aux reins également; comme elle était trop courte, il était obligé de se tenir constamment courbé. Il a gardé cet instrument en permanence pendant quarante ans, jusqu'à sa mort. Cet exemple illustre de manière physique, si l'on peut dire, le risque évident de déviation pathologique qui se cache derrière le besoin 'd'humiliation volontaire'. Un autre moine, lui, était resté vingt ans sans lever les yeux(3)...Autre exemple: à la suite de Saint Syméon le Stylite, il était devenu de bon ton de grimper sur une colonne en guise de cellule. Comme il était cependant difficile de rester seul, les stylites se regroupèrent en communautés. L'une d'entre elles, à Gethsémani, le lieu de l'agonie et des grandes souffrances du Christ comme par hasard, comptait une centaine de membres. Parfois ils ne s'entendaient pas, surtout s'ils étaient de tendances théologiques différentes, et s'invectivaient d'une colonne à l'autre. (4)
A d'autres endroits existaient les 'brouteurs' qui avaient fait le voeu de ne se déplacer qu'à quatre pattes et de manger de l'herbe ou ce qu'ils trouvaient par terre, mais sans se servir des mains. (5) L'abbé Bessarion, quant à lui, avait passé quatorze jours les bras en l'air en prière. Une ascèse courante dans le monachisme oriental est celle des larmes. Pleurer diminue le sens de l'égo, la tendance à la colère et aux désirs. En ce sens, la componction (penthos) est présentée comme l'arme de choix du moine. Là encore, les excès étaient nombreux et la limite avec une dépression masquée plutôt floue. L'abbé Arsène avait tant pleuré qu'il en avait perdu les cils, un autre moine avait pleuré sans discontinuer pendant deux ans jour et nuit (7). En principe, ces larmes devaient être comme celles de l'enfant, mêlées de douceur et de joie; mais le glissement vers la dépression franche (acédie) était facile. Les larmes sont un message de l'enfant pour faire venir la mère. Si elle n'arrive pas, une réaction de désespoir est possible. Les dernières paroles d'un certain nombre de moines expriment la peur de la damnation, ou de pécher durant les dernières heures qui leur restent à vivre. Cela n'est pas un signe de réussite.
Dans le genre ascétique, Jean Climaque est un bon cas à étudier. Rentré au monastère à l'âge de seize ans, il se met sous la férule de l'Abbé Martyrius -déjà tout un programme! Plus tard, il écrivit l'Echelle sainte, le livre de chevet de l'abbé de Rancé, le réformateur ascétique de la Grande Trappe au XVIIe siècle. Parmi de sages propos sur la prière et les étapes de la vie spirituelle, on trouve des perles de ce genre: 'Les personnes les plus avancées que j'ai rencontrées dans le désert étaient des moines sincèrement convaincus d'être indignes, d'avoir échoué dans leur vocation.' (8) Ou encore: 'Les esprits mauvais, flagellés par ta prière, s'enfuiront comme devant le feu.' (9) L'envie de boire (de l'eau!...) doit être combattue par la pensée des flammes de l'enfer, la soif des opprobres est un signe de perfection. Il conseille aux moines d'être 'comme des prisonniers dans des mines frappés à toute heure par leurs geôliers.' (10) On n'est pas loin, ici, du camp de concentration spirituel... Le poison du péché contamine alors aussi les moyens de salut: 'A chaque communion, prie pour que ce ne soit pas pour ta condamnation.'
L'auto-flagellation psychologique est aussi folle que l'auto-flagellation physique. Dans la dernière ligne d'un ouvrage, par ailleurs intéressant, sur la vie monastique chrétienne, on trouve le mot 'diable'. Voilà qui est regrettable quand on sait qu'on finit par devenir ce sur quoi on concentre son esprit à long terme. Il faut attendre pratiquement la fin du volume des 'Paroles des anciens' pour trouver ce qui pourrait évoquer un conseil de visualisation positive: 'Que ta pensée soit toujours sur le Royaume des cieux, et bientôt tu le possèderas en héritage.' (11)
Avant de nous pencher sur la psychologie des excès d'ascèse, essayons déjà de comprendre ce qu'est l'ascèse juste et le rapport équilibré du méditant au corps. A mon sens, l'ascèse juste consiste à accepter les souffrances qui viennent d'elle-même, et l'ascèse excessive à s'en créer. Un Père disait: 'Il ne suffit pas de renoncer à sa vie, il faut la haïr.' (12). Ces propos pourraient constituer une définition de l'ascèse excessive. Par opposition, l'ascèse juste me semble évoquée par Simone Weil à propos de l'humilité: 'Ce qui s'approche le plus de la véritable humilité, c'est l'intelligence.' L'épascèse a bien sûr déjà été critiquée à l'intérieur même de la voie chrétienne. L'abbé Poemen disait; 'Tout ce qui dépasse la mesure vient des démons.' (13). Cependant, Poemen, en voulant adoucir sa position, ne peut s'empêcher de faire rentrer de nouveau en scène les diables, et retombe ainsi dans un conflit de contraires sans fin. Par contre, la Bhagavad-Gita, le grand texte spirituel hindou, prend soin de préciser simplement que le yoga n'est pas fait pour ceux qui mangent trop ou trop peu, ni qui dorment trop ou trop peu. Pas de questions de diables là-dedans. Et la voie du Milieu s'avère tellement importante dans le bouddhisme qu'elle a donné son nom à une de ses écoles principales, le Madhyamika. Il est intéressant de noter qu'ici le mot milieu n'est pas utilisé dans son acception commune; le 'milieu' entre le froid est le chaud n'est pas le tiède, mais un troisième terme qui dépasse la dualité froid-chaud.
D'après la pensée indienne, la souffrance vient de l'ignorance; c'est donc par la compréhension qu'on peut y remédier; cette notion est en accord avec la psychologie moderne. D'une compréhension (viveka) qui n'est pas simplement intellectuelle mais vécue profondément en méditation vient le lâcher-prise (vairagya). Sur ce chemin-là, l'expérience du bonheur intérieur est un moteur puissant. On demandait un jour à un Ancien pourquoi l'âme revenait sans cesse aux choses transitoires et impures. 'C'est parce qu'elle n'a pas encore goûté la douceur des biens célestes. Qui l'a goûtée cherche Dieu de tout son coeur; qui ne l'a pas goûtée revient rapidement aux choses impures.' (14) Il ne faut pas croire que le mélange de souffrance et de bonheur soit l'apanage de l'expérience des ascètes. Ceux-qui sont envahis par une passion amoureuse vivent cet état-là aussi de façon intense. De même, ceux qui font du sport de compétition souffrent beaucoup dans leur corps, mais ils y trouvent un plaisir qui est celui de se dépasser eux-mêmes. Et on peut raisonnablement défendre la thèse que le mépris pathologique de corps est plus grave chez un alpiniste qui risque sa vie pour 'vaincre' un sommet qui a déjà été vaincu trente-sis fois que chez un moine du désert qui jeûne parce qu'il trouve que cela lui donne un esprit plus léger. L'alpiniste risque vraiment la mort, alors que le moine peut bénéficier de son ascèse pour pouvoir avoir une meilleure santé.
La violence dans l'ascèse vient de la méconnaissance d'une loi fondamentale du psychisme: la peur du désir redouble le désir, et la colère contre sa propre colère redouble celle-ci. A court terme, on peut faire violence à son mental et gagner; mais à long terme il se vengera, comme un enfant qui a été battu par son père prendra sa revanche à l'adolescence de toutes sortes de manières. Le psychisme fonctionne par l'alternance des paires d'opposés. Chercher à humilier l'égo de force ne fait que prouver qu'on a toujours un égo, et qu'il est fort. Il y a un fond de manichéisme dans l'incapacité de dépasser les contraires, comme par exemple dans le cas de ce moine du Mont-Athos qui disait: 'Le moine n'a d'autres ennemis que les démons: prier pour eux est impossible.' (15) Ce dualisme est lié psychologiquement à la difficulté de dépasser réellement le désir sexuel chez la plupart: 'Celui qui possède la perle de la chasteté ne peut être libre de la peur de se la faire voler (par les démons) tant qu'il n'a pas atteint le sanctuaire de la tombe, c'est à dire le pays du repos.' (16)
Cependant, il serait injuste de dire qu'il n'y a pas d'intuition du dépassement des paires d'opposés chez les Pères. Grégoire le Théologien disait: 'Se prendre pour un grand pécheur est plaisant, tout autant que de se considérer comme saint ou génial. Mais se regarder tel qu'on est, ni plus haut ni plus bas, semble médiocre.' (17) La colère contre les passions, signe d'un dualisme de débutant, doit être évitée, et Isaac le Syrien conseille: 'Mieux vaut repousser les passions par le souvenir des vertus plutôt qu'en leur résistant.' Saint Nil disait également: 'La prière commence par les pleurs et la contrition, mais il ne faut pas que ce moyen contre les passions devienne lui-même une passion.' (18) Un autre indice du dépassement des dualités se manifeste dans la capacité de certains moines à accepter les tentations avec reconnaissance; à moins que ce ne soit qu'un symptôme du goût immodéré pour les souffrances qu'on s'inflige. Dans le contexte dévotionnel, la grâce est ce qui peut sauver de la triste dualité du combat indéfini entre le Bien et le Mal, mais encore faut-il qu'elle soit présente. Dans le cas contraire, on retombe dans une autre dualité, celle de lm présence ou de l'absence de grâce, dualité qui est une grande pourvoyeuse d'angoisses dans l'évolution spirituelle du chrétien. On trouve rarement exprimée chez les Pères un voie de méditation qui utilise l'observation du mental tel qu'il est. Cependant, on peut rapprocher de cette pratique le conseil de Saint Nil: 'Un homme prie vraiment quand il offre toutes ses premières pensées à Dieu.'
Respect et désidentification du corps
D'après le védanta, trois facteurs vont ensemble: la désidentification par rapport au corps, par rapport à l'égo et par rapport à un Dieu personnel. Quand on réussit à être désidentifié du corps, le reste suit; Il y a au fond un rapport intime entre idolâtrie, autolâtrie et somatolâtrie. Toutes les traditions se rejoignent sur la nécessité de modifier la conscience habituelle que l'on a du corps, même le tantrisme bien compris et le chamanisme. Neurophysiologiquement, l'emploi de drogues hallucinogènes est lié à une modification de la conscience du schéma corporel. Si on est bien guidé, ce qui est rare dans ce domaine, on peut s'en servir pour remettre en cause ses structures trop rigides de personnalité névrotique et élargir sa vision du monde.
Parmi les auteurs chrétiens, c'est peut-être à Maxime le Confesseur que revient le mérite d'avoir le mieux mis en relief le lien entre attachement au corps et attachement à l'égo, qu'il appelle 'philautie'. Irénée Hausherr, grand spécialiste des Pères grecs, a consacré un ouvrage à ce sujet. Il y rapporte la définition de la philautie par Maxime: 'C'est l'amitié passionnée et déraisonnable pour le corps (19)...La philautie étant, comme je l'ai dit, le principe, la mère de tous les vices, une fois qu'elle est arrachée, toute sa postérité, tous ses rejetons sont arrachés avec elle. Elle disparaît, et il ne peut subsister absolument nulle part aucune trace de malice.' (20) Derrière le langage ascétique de son époque, Maxime va très loin: en fait; il soutient, comme le védanta, que la désidentification complète du corps et de l'égo amène à la perfection, à l'état de libéré-vivant (jivan-mukta). Cela signifie-t-il qu'il faille malmener le corps? Non, le vrai processus est un processus de conscience: 'Il ne s'agit pas de supprimer les sens ou les objets des sens, mais l'inclinaison de l'âme vers eux.' (21)
Nisargadatta Maharaj n'était pas un ascète vivant dans le désert. Il était marié, avait plusieurs enfants et tenait une petite boutique à Bombay; cela ne l'empêchait pas d'insister fortement sur la nécessité de la désidentification.: 'Une fois que la désidentification avec le corps-mental a lieu, Brahma (l'Absolu) viendra les mains jointes à vos pieds...' (22). Dans la pensée traditionnelle, le corps correspondrait à ce que Winnicott appellerait un objet transitionnel. Il serait comme ces vieux bouts de tissus sans guère de valeur, mais auquel le bébé s'attache de tout son coeur et de toute son âme et dont il refuse absolument d'être séparé.
La conscience du corps
La nouvelle conscience du corps qui se développe chez le méditant avancé est un état paradoxal, et en cela elle est associée à un éveil. On peut voir une évocation de cet état quand Saint Paul parle d'un expérience qui a "été décisive pour lui, et lui permet de fonder son autorité spirituelle sur ce qu'il a vécu et 'vu' directement; il dit en parlant de lui-même: 'Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans -était-ce dans ce corps? Je ne sais, était-ce en dehors de ce corps? Je ne sais; Dieu le sait- ...cet homme-là fut ravi jusqu'au troisième ciel... il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de redire.' (II Cor 12, 2-4). Grégoire Palamas a lutté au XIVe siècle pour faire reconnaître la place du corps dans la prière, en s'opposant à Balaam, un brillant professeur de philosophie à la cour de Constantinople, aux vues plutôt intellectuelles. Grégoire affirmait ceci: 'Nous disons que c'est un mal d'être dans les pensées corporelles; mais être dans le corps, ce n'est pas un mal, puisqu'aussi bien, le corps n'est pas mauvais.
Le paradoxe de la conscience du corps est celui-ci: il faut que la conscience descende dans le corps pour pour voir comment elle y est attachée; après seulement, elle peut penser sérieusement à s'en détacher. A ce moment-là, la désidentification n'est pas un affaiblissement, mais un renoncement car elle permet de s'identifier au Soi, à sa vraie nature; c'est dans ce sens qu'on répète dans le zen: 'Aller au-delà du corps et de l'esprit' ou que Vivekananda dit: 'Ce sont les gens stupides qui s'identifient au corps qui gémissent piteusement:"faibles, nous sommes faibles!"' (23). Il faut tenir le juste milieu entre l'écoute et la maîtrise du corps. Si on n'a que la maîtrise sans l'écoute, on tombe dans la moralisation pure et le refoulement. Si on n'a que l'écoute et pas la maîtrise, on tombe soit dans dans l'hypocondrie, soit dans une sorte de pansexualisme qui fait plutôt régresser du point de vue spirituel. On revient alors à une centration sur soi, à un égoïsme plat qu'on observe parfois chez des gens qui ont fait dix ans de psychanalyse: non content de courir après la satisfaction de leurs besoins conscients comme la plupart des gens, ils courent en plus après la satisfaction de leurs besoins inconscients et ne s'en sortent plus.
L'intérêt de vivre en solitude, c'est que les pensées venant de l'extérieur diminuent beaucoup, le mental se ralentit et on peut en voir plus clairement la base corporelle. Mais il faut, là-aussi, que cette prise conscience soit accompagnée de détachement, sinon le mental tourne en rond sur lui-même. Marc l'Ascète reconnaît, comme Maxime, une sorte de statut de 'libéré-vivant' à celui qui a réussi à se désidentifier du corps: 'Celui qui, grâce au désir du Divin, a réussi à dépasser l'inclination de l'âme envers le corps devient libre des limites, même en étant encore dans le corps...Pour celui qui fait ainsi, sa vie naturelle ne sera pas un obstacle au fait qu'il demeure en Dieu, dont la nature est au-delà de toute compréhension.' (24). Des sages indiens comme Ramdas et Ma Anandamayi parlaient de leur corps à la troisième personne. Maxime le Confesseur exprime le même état d'esprit à la première page des Quatre Centuries sur l'amour: 'Un homme qui s'attache à Dieu considère les choses visibles comme non existantes, y compris son corps, comme si ce n'était pas le sien.'
La compréhension profonde du paradoxe du corps permet de réconcilier les deux propos apparemment contradictoires de Nietzsche et de François d'Assise. Le premier disait à peu près dans Zarathoustra: 'Il y a plus de sagesse dans votre corps que dans votre raison.' Et le second considérait qu'il fallait traiter son corps comme 'frère l'Ane'. La sagesse qui monte du corps ne peut exister que parce que le corps est conscient. De même, quand l'âne est bien monté, son énergie est orientée par une conscience. Dans les deux cas, le but recherché est cette conscience-sagesse, et non pas le corps comme une sorte d'objet de consommation selon ce que souhaiterait un certain esprit du temps actuel. Parfois, il faut savoir choisir entre l'esprit du temps et l'esprit tout court.
Le sage, comme l'enfant, a une pensée proche du corps. Par sa méditation, il a trouvé des voies directes qui permettent d'aller de la base au sommet. Il a éveillé la kundalini, l'énergie intérieure, nous reviendrons, dans la partie consacrée à 'hésychasme et yoga' aux évocations indirectes de cet éveil chez certains Pères. Ce qui crée la véritable séparation entre le corps et l'esprit, c'est le mental vital, comme une couche de nuages entre terre et ciel. La conscience du méditant avancé traverse cette couche, pareille à la foudre. Le mental vital oscille sans cesse entre la peur et le désir; ce n'est pas une question de 'péché', c'est sa nature d'osciller entre ces deux extrêmes comme le battant d'une horloge; mais quand ce battant finit, un jour, grâce aux pratiques spirituelles, d'osciller et s'arrête enfin à sa ligne d'équilibre -ce qui correspond chez le méditant au rassemblement de l'énergie dans l'axe vertébral, la sushumna- alors la Terre rejoint le Ciel, l'Espace rentre en fusion et le Temps est détruit.
La psychologie de l'ascèse excessive et de l'angoisse dans le christianisme.
Nous avons déjà donné brièvement certains éléments de compréhension des causes de l'ascèse excessive. Nous allons maintenant approfondir et essayer d'élargir la problématique au sens de la souffrance, question qui se pose dans toute tradition spirituelle mais qui a été résolue d'une certaine manière dans le christianisme. Ses réponses ont imprégné notre fond culturel. Une première cause de l'ascèse excessive, et plus généralement de la souffrance qu'on s'inflige, c'est la colère retournée contre soi-même. Du point de vue psychologique, pulsion de suicide et pulsion de meurtre sont en général intimement liés. En Inde aussi, les ascètes (tapasvi-s) étaient connus pour leur colère. Leurs victimes pouvaient être les nymphes (apsara-s) illusoires qui venaient les tenter et auxquelles ils avaient déjà succombé auparavant. Tant qu'ils restaient sujets au désir, ou à son revers qu'est la colère, ils ne pouvaient atteindre la réalisation.
Le plaisir qu'on trouve dans la souffrance est une cause évidente d'ascèse excessive, mais appliquer sur cela l'étiquette 'masochiste' n'est pas une explication en soi. Il semble qu'une des lois de la médecine popuplaire 'plus le médicament est amer, plus il fait du bien' se retrouve tranposée dans le domaine psycho-spirituel: 'Plus ça fait du mal, plus ça fait du bien'. Le problème, c'est qu'en général, ça ne marche pas de cette façon: ce genre de psychologie populaire est souvent aussi erroné que son concept homologue en médecine.
La propension à souffrir peut prendre la proportion d'un délire de damnation comme dans le cas de Jean-Joseph Surin, l'exorciste des soeurs de Loudun avant la Révolution. C'est un fait classique en psychopathologie, surtout dans les fortes dépressions (mélancolies) mais il existe des formes atténuées: même si on ne se sent pas complètement damné, on a l'impression d'être constamment en enfer et d'être obligé d'y persévérer. Le moine prend alors ce qui était un passage difficile de sa pratique comme une norme. Cette jouissance de certains à se sentir en enfer pourrait être qualifiée d'anti-extase.
Une explication simple de cette propension à s'attacher à la souffrance en tant que telle peut être l'inertie, ce qu'on appelle le tamas en psychologie indienne ou le 'conditionnement simple' en comportementalisme. Une expérience de psychologie animale est significative de ce point de vue: un pauvre chien est attaché et il reçoit des décharges électriques. Ensuite, on le détache et il reçoit des décharges dans une boîte dont il peut sortir en sautant, mais curieusement, après avoir fait un rapide tour de la boîte, il préfère rester dedans à gémir et à être electrocuté: c'est plus 'tranquille' quelque part de rester docilement dans son enfer. Seligman, l'auteur de cette expérience, l'a appelé le 'sentiment d'abandon conditionné' (conditioned helplessness) (25)
L'accoutumance à un état agréable ou à une souffrance avait été remarqué depuis longtemps. Vivekananda raconte l'histoire traditionnelle de ces femmes qui étaient en train de pêcher en mer quand une tempête les surprit et les rejeta sur la côte avec leurs paniers de poisson. Elles sont recueillies par un homme riche qui les autorise à dormir dans sa roseraie. Mais après s'être couchées, elles ne parviennent pas à trouver le repos; quelque chose leur manque. Finalement, elles sont obligées d'aller chercher les paniers de poissons qu'elles avaient laissés sur la rive pour pouvoir enfin s'endormir... Rumi raconte le même genre d'histoire. Peut-être faut-il se souvenir de tout cela pour interpréter ce mot bizarre d'un moine: 'Quand je n'ai pas de tentations, je me sens abandonné de Dieu'
La volonté d'ascétisme
Le mot' ascétisme' vient du grec 'askesis' qui signifie exercice' dans le sens d'un exercice athlétique. Le bien-être qu'on ressent pendant une pratique intensive du sport et pendant les quelques temps qui suivent est lié à la production d'endorphines, qui sont en rapport aussi avec certains types d'extase. Le jeûne, quant à lui, favorise la production d'adrénaline destinée à compenser la baisse de sucre dans le sang. Cette adrénaline est aussi augmentée chez les gens qui écoutent la radio ou la musique; cela explique qu'ils se sentent déprimés quand il se retrouvent par extraordinaire dans une ambiance silencieuse. L'adrénaline est un des facteurs qui explique aussi le dynamisme paradoxal des jeunes femmes anorexiques mentales, qui est dangereux car il masque l'affaiblissement du corps.
La privation d'eau (nazareat) qui semblait très importante chez les Pères peut provenir de la volonté de raréfier les mictions, le désir d'uriner ayant à peu de chose près la même localisation que le désir sexuel. Il pouvait être lié également, chez des habitants du désert, à une sorte d'entraînement de survie, analogue aux pratiques de tou-mo -pratiques yoguiques de réchauffement du corps chez les Tibétains qui vivent tout l'hiver dans un froid rigoureux. La privation de sommeil provoque un afflux onirique pendant la veille et favorise donc ce qu'on pourrait appeler des 'visions à bon marché'. Cependant, pour quelqu'un qui sait méditer, cet afflux d'image peut accélérer le processus de purification de l'inconscient, si toutefois il ne s'endort pas pendant sa pratique... D'autre part, les érections réflexes qui se produisent physiologiquement pendant le sommeil ont tendance à se produire pendant la veille et à être à la source de fantasmes; ceci pose problème pour un moine. Dans un contexte chrétien, il peut facilement interpréter ces fantasmes comme des attaques démoniaques. Tous ces faits doivent amener à considérer avec prudence les propositions de retraite intensives avec privation de sommeil importante que l'on voit fleurir actuellement, au moins pour les gens fragiles psychiquement. Il faut les contre-indiquer pour ceux qui ont eu des antécédents d'hallucinations.
Un autre facteur favorisant l'ascèse excessive est l'émulation. Même quand les moines vivaient relativement isolés, ils entendaient parler par les visiteurs des exploits ascétiques de certains frères et avaient envie de les imiter afin d'obtenir leur coupe aux grands tournois de la macération...Si l'imitation des pairs est un stimulant puissant, celle des Pères l'est encore plus. Les moines avaient une sorte de 'complexe du descendant' vis-à-vis de leurs prédécesseurs ou des fondateurs du monachisme censés avoir été obligatoirement meilleurs qu'eux. C'était une forme de nostalgie des origines.Quant aux premiers Pères, ils souffraient visiblement du même complexe vis-à-vis des martyrs qui les avaient précédés de peu (le début du monachisme correspond à la fin des grandes persécutions), vis-à-vis des apôtres eux-mêmes martyrisés, et surtout vis-à-vis de de Jésus mort sur la croix. Cette crucifixion représente un traumatisme de naissance incontournable. Saint Paul a aggravé les choses en disant qu'il ne faut pas que la croix du Christ soit en vain. Cependant, le risque qu'il y a à vouloir trop justifier ou valoriser une souffrance passée, c'est de s'y enfoncer encore plus.
Les martyrs ainsi que leur tombe étaient investi par le peuple de pouvoirs miraculeux. En s'étant sacrifiés, ils étaient devenus sacrés. Les moines qui partaient pour le désert n'étaient pas exempts de cette volonté de pouvoir liée à un statut sacré. Et il devenaient en quelque sorte comme le bouc émissaire qu'on envoie au désert chargé des péchés du peuple et, à ce titre, étaient éminemment porteurs de pouvoir. Les endroits désolés sont habités par les démons (Lev 16, 8) associés par les Pères aux dieux païens. Le Père des moines, saint Antoine, est décrit par saint Athananse comme entouré pendant ses veilles de nuit par les bêtes féroces du désert. Il leur disait: 'Si vous avez reçu pouvoir contre moi (de Dieu), je suis prêt à me laisser dévorer; si vous êtes envoyés par démons, ne vous attardez pas, retirez-vous!' A ces mots d'Antoine, elles fuyaient, on les eût dit chassées par le fouet de son discours." (27) La critique spirituelle qu'on peut élever contre le sacrifice, c'est qu'il représente une action intéressée, faite pour gagner quelque chose -le mérite, ou, sur un autre plan, le pouvoir- tandis que le véritable amour, ou la véritable connaissance, est gratuite. A propos de ce rapport entre sacré et sacrifice, on peut relire les textes de René Girard, ainsi que Nietzsche, qui fait une critique féroce de la notion chrétienne de sacrifice et enfin Eugen Drewerman qui en a donné une analyse serrée du point de vue psychologique (28).
Austérités et pouvoirs
En Inde, le lien entre austérités (tapas) et pouvoirs (siddhis) est claire; mais ces derniers sont décrits comme des obstacles à la libération. Les moines savaient cela, mais recherchaient cependant pour nombre d'entre eux des formes subtiles de pouvoir. Issac le Syrien disait: 'Tout comme lui a été refusée la grandeur de la tentation, ainsi lui a été refusée la grandeur du charisme. En aucun cas Dieu ne donne grand charisme à petite tentation.' (29) Les ascèses extraordinaires attiraient les foules de curieux, comme par exemple celle de Saint Syméon qui restait en permanence sur sa colonne. C'est une loi qui fonctionne toujours en Inde, en particulier pendant les Kumbha-Méla où des millions de pèlerins affluent sur les bords du Gange pour rencontrer des dizaines de milliers de moines et ascètes divers et variés, et sont automatiquement attirés par se spectacle d'ascèses bizarres. Les austérités des moines chrétiens leur conférait des pouvoirs magiques les rendant capable de lutter avec les ascètes païens. On pourrait à ce sujet établir un parallèle entre les moines du désert et Milarépa: après s'être adonné à la la magie et tué une trentaine de personne, celui-ci ressentit un jour vivement le poids de ses péchés et commença de mener une vie extrêmement ascétique sous la guidance de Marpa. Il développa des pouvoirs qui lui permirent de chasser les esprits et les magiciens de l'ancienne religion Bön qui pullulaient au Tibet à son époque et de propager la sagesse nouvelle du bouddhisme.
L'évocation des hérétiques produisait chez les moines du désert une réaction aussi violente que la pensée des femmes: malgré le fait qu'Antoine ait consacré sa vie à développer l'humilité et l'amour du prochain, son sang ne fit qu'un tour quand il s'aperçut que certains de ses visiteurs étaient des partisans d'Arius; 'Ayant jugé et connu leur impiété, il les chassa de la montagne, disant que leurs discours sont pires que le venin des serpents.' (30) Athananse, biographe d'Antoine et évêque d'Alexandrie guerroyant contre les païens et les hérétiques, termine la vie du saint anachorète en recommandant de la lire aux Hellènes pour leur 'prouver que leurs dieux ne sont pas des dieux, mais des démons, et que les chrétiens qui croient en Dieu pieusement les foulent aux pieds, les chassent comme trompeurs et corrupteurs des hommes.' (31) Même si l'on tient compte de l'esprit du temps, cette péroraison finale paraît bizarre comme conclusion de la vie d'un saint qui a passé sa vie à développer l'amour et l'humilité. Cette ambiance de lutte quasi-manichéenne entre l'orthodoxie d'un côté et les païens, juifs et hérétiques de l'autre n'est pas pour rien dans les souffrances des Pères. Elle s'est répercutée dans leur mental sous forme de combat incontournable avec les démons de type 'moi ou eux', et de dualité insurmontable entre le Bien et le Mal.
Pour eux, cette situation semblait naturelle: 'Des Pères vinrent un jour à Alexandrie appelés par Théophile l'Archevêque afin d'y prier et détruire les temples païens.'(32) Certes, ils réussirent à éliminer les païens par la persuasion ou la force, mais ils payèrent le prix de leur manichéisme dans leur corps et leur esprit sous forme de divisions, et donc de souffrances insolubles. Saint Paul lui-même, dévoré par le zèle missionnaire, se plaint de toutes les souffrances qu'il eut à endurer, de l'écharde qu'on lui a mis dans la chair et de l'ange de Satan chargé de la souffleter (2 Cor XII 7). Par opposition, Saint Jean a passé une retraite paisible à l'île de Patmos et ne parle pas spécialement dans ses épîtres de la souffrance qu'il a à vivre pour le Christ. Il paraît plutôt du côté des sages de l'Inde qui ne partent pas en mission mais attendent paisiblement que des chercheurs spirituels viennent les trouver; selon la parole des Védas: 'Quand la fleur de lotus est épanouie, les abeilles y viennent d'elles-mêmes'.
Ascèse et solitude
La vie solitaire intensifie les phénomènes mentaux; elle est une 'caisse de résonance' comme me disait le maître des novices de la Grande Chartreuse que j'avais été visiter. Au bout d'un certain temps survient un véritable éveil de ce qu'on appelle dans la tradition hindoue la 'kundalini'. L'esprit du moine qui avait été relativement paisible jusque là peut alors être traversé par toutes sortes de désirs et de pulsions violentes. Dans un contexte dualiste, cet éveil est en général interprété comme une attaque des démons. En fait, il faut apprendre à canaliser ces énergies, ce que le yoga et la méditation aide à faire. La sécheresse de l'ascèse du désert est-elle un reflet de la sécheresse du climat lui-même. Voilà qui est difficile à affirmer, mais la question peut se poser; Dans ce sens, on pourrait établir cette même relation de cause à effet pour la Russie qui, marquée elle aussi par un rude climat, a été l'un des importants théâtres des exploits ascétiques excessifs dans la chrétienté.
Une autre cause de l'épascèse du solitaire est tout simplement le vide de son emploi du temps. Pour occuper son mental, le moine se crée des exercices ascétiques de plus en plus étranges qui consistent entre autre à imaginer tout ce que les démons vont pouvoir inventer ou calculer contre lui... Chez ceux qui ont une tendance obsessionnelle, le temps libre intensifie les symptômes. L'ascèse devient alors un but en soi, qu'on l'appelle 'obsession' dans le langage psychologique ou 'idole' dans le langage religieux. La lutte contre les démons procure de plus une excitation qui permet de contrer l'acédie (la dépression des moines): quand on regarde des enfants seuls et désœuvrés, on les voit souvent jouer à se battre contre des ennemis imaginaires et ils semblent y trouver un grand plaisir. Je ne dis pas que ce rapprochement explique tous les phénomènes des démons, mais il va plus loin qu'on ne pense.
Il est rare qu'un Père suggère que les conflits intérieurs soient d'ordre psychologique; ils semblent plutôt dans l'ensemble souscrire à l'interprétation démonologique. Ce 'manichéisme mitigé' que nous avons déjà évoqué est loin de la conception de l'Inde. Même la dualisme entre le divin et l'humain est tellement atténué que c'est le même mot 'atman' qui signifie l'âme individuelle et l'âme universelle, le premier sens étant réflexif 'soi-même'. De plus, le Yoga ne voit dans les pensées que des tourbillons (vrittis) dans cette eau qu'est l'Absolu: quand le tourbillon cesse, seul l'Absolu demeure.
L'angoisse et la grâce
Si on va à la racine des chose, la notion même de dualité entraîne l'angoisse. La Taittiriya Upanishad dit (2-7): 'En vérité, cette essence cause le bonheur. Quand on s'établit sans peur dans ce qui est invisible, dépourvu de corps, non défini, sans base, alors on a réellement trouvé l'absence de peur; mais si on fait la moindre différence, on se met à avoir peur.' Dans la conception biblique, il n'y a pas seulement une 'cavité' dans l'Un, mais une faille, un précipice entre substance humaine et substance divine; il n'est franchi que par le pont-levis de la grâce, de temps en temps abaissé, de temps en temps relevé. Cette dualité représente une sorte de projection, de consécration métaphysique de la séparation due au péché originel.
La croyance en la substantialité du corps et de la personne humaine est peut-être ce qui rend l'ascèse chrétienne plus laborieuse que l'ascèse orientale. En effet, le pratiquant se trouve devant un message contradictoire, une sorte de double lien générateur d'anxiété: au fond, on lui demande de croire en la substantialité d'un égo qu'il faut par ailleurs faire disparaître complètement pour laisser la place au Divin. La grâce d'un Dieu entièrement bon peut aider dans ce travail, mais elles est accompagnée par son ombre -l'absence de grâce dont les raisons nous échappent. En ce sens, on peut dire que l'ombre de la grâce, c'est l'absurde, d'où un fond d'angoisse dans les mystiques dualistes.
La non-croyance en la réincarnation participe également de façon non négligeable à l'angoisse du chrétien. Il doit non seulement faire la pari qu'un au-delà existe à la manière de Pascal, mais il doit aussi faire un second pari, celui de croire que son au-delà individuel sera le paradis et non l'enfer. Si un petit malin s'amusait à faire un calcul des probabilités, il trouverait qu'il n'y que 25% de chances que ça marche...Un vieil évêque disait en souriant à l'une de mes connaissances: 'Je comprends mieux la réincarnation des Orientaux à mon âge: c'est vrai qu'une vie pour atteindre la perfection, c'est bien court'. Les ermites taoïstes et bouddhistes tels que nous les décrit par exemple Michel Jourdan dans La vie d'ermite (33) semblaient avoir une ascèse plus intégrée à la nature. Ils recherchaient l'harmonie avec la loi naturelle, et la conjonction des contraires, ce dernier point semblant manquer cruellement à l'ascèse du désert. J'ai lu la Transmission de la petite lampe, le texte de base du bouddhisme ch'an. On n'y parle pas de larmes ni de repentir. Les maîtres sont rudes, mais les histoires qui y pullulent sont pleines d'humour et semblent dépasser bien plus souvent qu'en Occident la simple moralisation pour donner un enseignement essentiel de manière imagée.
Quant aux hindous, leur manque de dualisme culturel a posé un réel problème aux missionnaires chrétiens: ceux-ci ne savaient pas sur quelle corde jouer pour provoquer le 'repentir' et le 'retour au vrai Dieu': les hindous tout simplement ne ressentaient qu'ils en étaient séparés. La dureté de l'ascèse du désert était tempérée par un rapport profond avec un Ancien. Cependant, la vie cénobitique (communautaire) a fait perdre la priorité à cette relation. Les moines se sont mis à apprendre de l'un ou de l'autre, ce qui était un facteur de dispersion dans leur pratique; Le concept d'obéissance à un maître spirituel dépourvu d'égo fût remplacé par la notion de discipline sous la férule d'une administration d'autant plus lourde qu'elle s'estimait être de droit divin. Or, abandonner son égo entre les mains de quelqu'un qui n'en a pas a une profonde efficacité spirituelle, mais l'abandonner à une institution qui, en tant que telle, ne peut faire autrement qu'avoir un fort égo, et non seulement moins efficace, mais possiblement risqué. (34)
Un dernier facteur a pu contribuer à rendre laborieuse l'ascèse des moines du désert: l'enseignement chrétien qu'ils étaient censés suivre à la perfection était basé sur l'amour, mais ils étaient bien sûr loin de la présence féminine, avec une vie de communauté très réduite s'ils suivaient l'hésychia, ou une relation plutôt diluée avec le maître spirituel s'ils habitaient dans une grande communauté; de plus, le culte de la Mère de Dieu, qui a tempéré l'austérité du monachisme postérieur, n'était pas encore développé à l'époque. Il y avait donc bien des limitations à leur possibilités d'exprimer l'amour, et en même temps ils n'avaient pas les ressources d'une pratique de la voie de la connaissance qui, dit-on en Inde, correspond au couronnement de la dévotion: d'où contradiction, et bien souvent souffrance. Un Père comme Evagre le Pontique avait certainement une intuition claire du fait que la dévotion culmine dans la connaissance, mais il ne semble pas que la masse des moines ait suivi sa démarche.
En conclusion de cette partie, même si on ne voit pas clairement la transition entre amour et connaissance, j'espère qu'on aura saisi la nécessité du passage de la crainte -cause principale des excès ascétiques- à l'amour. Saint Jean, le disciple que Jésus aimait; n'a-t-il pas dit: 'Il n'y a pas de crainte dans l'amour; au contraire, le parfait amour bannit la crainte' (I Jn IV,18)?
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Souffrance, sexualité, spiritualité
Le Bouddha disait :'Il y a une voie hors de la souffrance. Il a été droit au fait: le but d'une discipline spirituelle n'est pas d'ajouter de la souffrance, mais de mener hors d'elle. Chaque voie a sa spécificité: dans la dévotion, on cherche à diminuer le plus possible son égo devant le Divin, dans la voie de la connaissance, on s'identifie directement à lui; le risque de la dévotion, c'est la dépendance et l'affaiblissement, celui de la voie de la connaissance, c'est l'arrogance. Dans tous les cas, on devient ce qu'on médite: en ce sens-là, la rumination indéfinie des péchés du passé ne peut que faire redescendre. Il faut bien voir que la culpabilité est souvent auto-entretenue par la jouissance venant du fait de repenser au bon temps qu'on a eu en fautant auparavant. Quant aux démons, il s'agit de formes subtiles qui n'ont ni plus ni moins de réalité que notre mental lui-même. Si on les appelle sous prétexte de les combattre, ils vont venir pour de bon. Cependant, il est vrai que cela pourra stimuler l'énergie des moines qui ont un tempérament plutôt combattif. La méditation sur la souffrance en tant que souffrance n'a guère d'intérêt. Un jésuite comme le Père Kadowaki qui a écrit sur le zen et la Bible le reconnaît'. (1)
Une question brûlante et qui l'a toujours été est celle du rapport entre la vie sexuelle et l'évolution spirituelle. En Inde, ceux qui ont un intérêt pour la vie spirituelle peuvent soit être renonçants d'emblée (nitya brahmacharis) soit se marier et à partir d'un certain âge s'éloigner de leurs enfants en allant avec leur épouse ailleurs (vanaprashta) pour faire des pratiques spirituelles plus intenses. Il semble que les grands rabbis du judaïsme aient fait de même. Les Occidentaux vivent souvent avec le rêve qu'il existe ailleurs des sociétés où la sexualité serait complètement libérée, mais je ne pense pas qu'une telle société existe de façon stable. J'ai vécu quelques temps avec un groupe soufi dans un pays musulman, où on ne reconnaît donc pas la valeur du célibat pour raison religieuse. Cependant, les rituels quotidiens sont saturés de l'idée de pureté et de contrôle de la sexualité, et la religion s'appuie lourdement sur cela pour pénétrer profondément dans l'esprit des fidèles. J'ai pu parler avec un anthropologue qui vit une bonne partie de l'année dans les villages de Chine. La sexualité y est aussi très contrôlée par la société, les enfants sont mariés par les parents, comme en Inde et le reste à l'avenant
En dehors de la nécessité sociale évidente d'une certaine discipline sexuelle, il y a dans le lien entre religion et sexualité la prise de conscience que les racines de cette dernière sont à la base du mental. On peut dire schématiquement qu'une maîtrise consciente de la sexualité, par la méditation et non pas par le refoulement, est proportionnelle à la capacité d'intériorisation. Evidemment, certains comme Drewermann disent en substance que la chasteté à long terme n'est plus possible en Occident actuellement. (2) Je pense qu'il a raison dans son analyse des multiples manières dont le système ecclésiastique récupère la notion de chasteté pour s'auto-consolider. J'estime aussi comme lui que les prêtres devraient avoir la possibilité d'être mariés comme dans le protestantisme, l'orthodoxie et les autres religions. En revanche, je pense à l'opposé de Drewermann que certains êtres -en général des moines- peuvent réellement transmuter l'énergie sexuelle en énergie spirituelle et réaliser l'union du masculin et du féminin en eux-mêmes. Si l'on parvient à connaître un bonheur intérieur dépourvu de toute connotation érotique, cela signifie qu'on est proche d'une joie complètement indépendante et donc parfaitement stable. Je ne dis pas que cette voie est facile; mais on peut l'apprendre en vivant auprès d'un maître spirituel qui a réussi dans cette voie plutôt que par les livres. Les hindous attachent une grande importance à la chasteté pour obtenir une montée de la kundalini stable (ojhas). Il est intéressant de noter que le nom que la tradition grecque donne à la continence sexuelle est enkratéeia, c'est à dire la 'force en dedans'-un terme finalement très proche des mots 'énergie' ou 'enthousiasme', ce dernier terme signifiant 'Dieu en dedans'.
Je comprends l'attitude de thérapeute de Drewermann qui, voyant des patients coincés dans un célibat qui ne leur correspond pas ou plus leur dit: 'Mariez-vous'. Mais parfois, la fascination du changement représente aussi une fuite. Quand j'étais thérapeute, un grand nombre de mes patients étaient centrés sur leurs problèmes de couple; il est vrai que ma première réaction intérieure était d'avoir envie de leur dire: 'Laissez tomber cette relation et vivez seul: vous verrez qu'on n'en meurt pas...' cependant, la meilleure solution est dans la plupart des cas d'essayer de faire vraiment face à ses problèmes là où on est et selon la vocation qu'on a choisie.
Par ailleurs, Drewermann met au pinacle l'approche psychanalytique ; il est évident par cela qu'il n'a pas vécu comme je l'ai fait dans un milieu 'psy', où les querelles de pouvoir; d'églises, de chapelles voire de sous-chapelles n'ont rien à envier au système ecclésiastique. Par ailleurs, bien qu'il paraisse ouvert en théorie à l'Orient, il ne parle guère des diverses techniques psycho-somatiques de méditation comme moyen d'explorer son mental en pratique. Pourtant, il semble que pour des clercs qui ne sont pas trop perturbés, le retour à ces techniques soit plus indiqué que celui à la psychanalyse. Cette dernière est en général saturée de préjugés matérialistes - alors que les méditations traditionnelles partagent l'essentiel avec le christianisme, c'est à dire une centration sur la recherche de l'Absolu. Drewermann, comme souvent les thérapeutes, voit les choses à travers les lunettes de sa clientèle, c'est à dire des prêtres et des religieuses qui ont des problèmes. Les moines qui réussissent dans leur vie spirituelle n'ont aucune raison de venir le consulter.
De la pollution mentale
Que dire de l'ascèse dans le monde d'aujourd'hui? Je ne suis pas enseignant spirituel, aussi je renvoie chacun à la voie et au maître qu'il suit. La seule remarque que je voudrais faire ici, ayant parlé de la spiritualité du désert, est d'ordre psychologique. Avant de rêver à partir faire des expériences dans un vrai désert, il serait bon d'apprendre à filtrer le bruit qui nous vient de l'extérieur, en particulier par des informations à sensation véhiculées par les médias. Il y a là une pollution mentale considérable; j'espère que cette notion de pollution mentale émergera très prochainement dans le public, de même que sont ressorties les notions de pollution sonore ou de diminution de la couche d'ozone. Je ne pense pas qu'il y ait lieu de faire de notre 'intérieur' un désert; en revanche on peut en faire un 'parc naturel' où notre vraie nature peut-être protégée et se développer d'elle-même à l'abri de l'invasion désordonnée d'éléments extérieurs.
Il ne faut pas croire que la tentation de l'ascèse excessive soit du passé. Dès que les gens ont passé le stade de la 'mystique hippie' -'faites l'amour et pas la guerre'- et qu'ils ont compris qu'il fallait de l'intensité dans la voie spirituelle, ils peuvent être tentés: pour les uns, ce sera une répétition de jeûnes prolongés sous couvert de justification diététiques; pour d'autres, ce sera une pratique du hatha-yoga à s'en rompre les articulations, sous tendue par un désir inconscient de punir le corps d'être ce qu'il est. Quant aux moines orthodoxes, la tentation de l'épascèse reste présente. J'ai pu relever dans un Paterikon (recueil de pensées ou d'actions de Pères décédés relativement récemment) de 1985 au Mont-Athos des faits de ce genre: un moine a prié huit jours debout sans dormir ni manger (3); un autre a été trouvé à moitié mort après un jeûne de six semaines; un troisième est hautement loué pour avoir passé sa vie à se faire violence au-delà même des possibilités de la nature' (4) et enfin on a pu dire d'un autre vieux moine après sa mort qu'il a passé 56 ans sans franchir l'enceinte de son monastère.
Les passions religieuses n'ont pas non plus épargné la sainte montagne de l'Athos dans l'histoire récente. Au début du XXe siècle, certains moines eurent l'intuition mystique que Jésus et son Nom ne faisaient qu'un. C'est là une idée courante en Inde: nam (le Nom) et nami (Celui qui est nommé, Dieu) ne font qu'un. La doctrine de ces moines qu'on a appelé onomatodoxes déplut aux autorités centrales de l'Eglise orthodoxe. Elles en rendirent compte au Tsar qui envoya la marine de guerre pour chasser les nouveaux mystiques de l'Athos (5). On pourrait appeler cela la querelle des onomatodoxes et des 'intégrodoxes', et rêver sur l'utilité de l'artillerie de marine en théologie mystique...
Le principal travers de l'ascèse excessive, c'est qu'elle peut dégoûter les gens de la vie spirituelle tout court. Récemment, je me suis rendu à Saint-Pétersbourg où j'ai pu assister à un office dans le plus grand monastère de femmes de la ville. En un sens, c'était beau de voir une vie religieuse renaître après soixante-dix ans de persécution. Cependant, on peut se demander si l'ascétisme sévère qui se dégageait de ces femmes en noir fera beaucoup pour réintéresser les masses russes à la vie spirituelle. A propos de la manière dont les excès d'ascèse peuvent faire disqualifier la vie monastique, nous pouvons faire un saut en arrière et revenir au début du Ve siècle au monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Cette institution a pu subsister en milieu musulman grâce à une lettre du prophète Mohamed lui-même remerciant les moines de l'avoir hébergé alors qu'il était lui-même persécuté. Si cette lettre n'est pas un faux, on peut imaginer la rencontre du futur fondateur de l'islam avec son hôte qui a tout à fait pu être Jean Climaque ou son maître Martyrius. Ayant vu ci-dessus l'austérité de leur enseignement, on peut se demander si une sévérité de vie si grande n'a pas influencé Mohamed dans son interdiction globale de la vie monastique pour ses disciples, et par suite pour l'islam tout entier.
Le but de la pratique spirituelle est la joie; celle-ci doit être aussi son moteur. Les Pères évoquent une alchimie des émotions analogue à celle pratiquée chez les Tibétains qui cherchent à transformer les 'poisons en remèdes'; D'après les Pères, on doit tenter de 'transformer la colère en charité, et le plaisir en joie'. Isaac le Syrien affirmait: 'L'humilité peut provenir de la peur de Dieu, de son amour ou de la joie.' (6) Cette joie était sans doute ce qui a valu à saint Séraphime de Sarov la dévotion du peuple russe. Nous avons mentionné dans un autre texte de ce site sur 'Maître et disciple dans le christianisme' qu'il saluait les gens en les appelant 'ma joie'; parfois, il montrait une icône du Christ en disant 'voilà ma joie' puis il sortait une icône de la Vierge de tendresse en ajoutant 'voilà la joie de ma joie'. Il affirmait que celui qui avait atteint la paix pouvait convertir mille personne, mais celui qui a atteint la joie peut en convertir dix mille. Le seul problème des expériences de joie, c'est que, comme toutes les autres expériences, elles ne sont pas vraiment permanentes; mais elles sont néanmoins un signe de progrès sur le chemin; Les Pères disent; 'Quand tu ressens la joie au-dessus de toute joie, sache que tu es dans la vraie prière.'
Hésychasme et yoga
Il y a eu dans l'histoire de grands conflits autour de l'hésychasme et de l'utilisation du corps dans la prière. Ces conflits ont culminé dans la dispute entre Grégoire Palamas et Barlaaam au XIVe siècle; Le Palamite était en faveur de l'utilisation du corps et de la respiration pendant la prière de Jésus, et voyait en cela non pas un obstacle mais une aide au but final de l'intériorisation, à savoir un état stable d'union à Dieu au-delà des vicissitudes et des variations constantes de l'état corporel. Nous avons déjà vu dans la partie 'Respect et identification du corps' que la descente dans le corps et la libération de l'esprit sont les deux phases successives d'un même processus et n'ont donc pas à être opposées.
'Hésychia' signifie 'repos' et l'hésychaste d'après Jean Climaque est celui qui dit : 'Je dors mais mon coeur veille' (Cant 5, 2) Dans la tradition hindoue du shaktisme (centrée sur le culte de la Mère divine), c'est le repos yoguique (yoga-nidra) qui est l'état suprême, la première manifestation du pouvoir de la Déesse. Le Dévî Bhâgavatam (7) explique que c'est seulement quand il fut capable de sortir de son yoga-nidra -de son sommeil- que Vishnou a pu créer le monde; Donc cette état est supérieur aux fonctions de création, de préservation et de destruction de l'univers. La concentration sur le coeur conseillée dans l'hésychasme est pratiquée aussi dans le yoga (le chakra du coeur a pour nom 'anahata'). La rétention du souffle et l'inclinaison forcée de la tête vers l'avant conseillée par Grégoire le Sinaïte rappelle les pratiques de pranayama et de jalandhara mudra en yoga. Pour Patanjali, la 'concentration sur le coeur fait voir le mental profond (citta)' (Yoga-sutra, III; 35), pratique qui fait accéder à une connaissance complète de soi-même.
Il existe une technique hindoue très ancienne (9) qui n'a pas encore été développée dans l'hésychasme, mais qui le sera peut-être un jour car elle est puissante: il s'agit en récitant le mantra de ne plus simplement rester centré sur le coeur mais de déplacer son attention dans tout le corps partie par partie pour y 'installer son Dieu' (nyasa). La prière du coeur devient ainsi également prière du corps et favorise la transparence de tout l'être. Du point de vue psychologique, l'association d'une parole ou d'une image à chaque partie de corps favorise son intégration à la mémoire profonde. Du point de vue spirituel, si l'on choisit un point de concentration unique à long terme, il est préférable de choisir le coeur ou l'un des chakras supérieurs; en revanche, pour une personne plus expérimentée, n'importe quel point du corps peut être le point de départ d'une méditation -qui débouchera de toutes façons au delà du corps.
L'une des formules courantes de l'enseignement des Pères est: 'Pense à Dieu plus souvent que tu ne respires'. Et Jean Climaque, lui, nous dit: 'Que le Nom de Jésus soit uni avec ton souffle: tu comprendras alors la valeur de la solitude'. (I0) cette dernière pratique correspond en Inde à l'observation du souffle associée à la récitation d'un mantra et elle est très répandue. L'observation du soufflle correspond aussi à l'anapana-satti des bouddhistes, technique qui à elle seule, disent-ils, peut mener au nirvana.
Venons-en maintenant aux évocations indirectes d'un éveil de la kundalini dans le témoignage des Pères. La kundalini représente l'énergie intérieure fondamentale, la déesse au-dedans. En hébreu, ruah, l'esprit, est en fait féminin, et la pratique des Pères vise à éveiller cette force intérieure; Jean Climaque sentait bien, malgré toute son austérité, que son énergie intérieure était basée sur le corps, ce qui l'incitait malgré tout à une certaine modération: 'Si je lui porte un coup décisif (au corps), je n'ai plus la force nécessaire pour la pratique des vertus.' (11) Il décrit assez bien la montée de 'quelque chose' sous la pression d'une volonté ferme d'intériorisation; 'Comme l'eau sous pression se précipite vers le haut, ainsi l'âme pressée par le danger s'élève souvent vers Dieu par la pénitence et y trouve son salut.( (12) Nous avons déjà mentionné qu'il faisait l'éloge du silence en le décrivant comme une 'ascension secrète'; Le nom même de son livre 'L'échelle sainte' lui a valu l'appellation de 'Climaque' (de l'échelle), évoquant probablement avec ses trente degrés, les trente vertèbre de la colonne vertébrale (les anciens ne comptaient que trente vertèbres) -ceci dit en passant pour ceux qui s'intéressent au symbolisme du corps humain. La colonne est associée à l'arbre: l'abbé Jean Colobos dit en substance: 'Quand je suis assailli par les serpents et les fauves des pensées, je me protège en grimpant à l'arbre de Dieu.' (13) On retrouve également chez Macaire cette idée de montée qui devait être renforcée par la posture de prière ancienne debout avec les bras ouverts vers le haut: 'Si une pensée étrangère monte en toi, ne regarde jamais vers le bas, mais vers le haut et aussitôt le Seigneur te viendra en aide.' (14) Cette notion de montée ressentie jusque dans le corps paraît tellement fondamentale à Jean Climaque qu'il la place au début de l'exhortation finale de l'Echelle sainte: "Montez, montez, mes frères, disposez avec ardeur des ascensions dans vos coeurs (Ps 83,6)...Prêtez l'oreille à celui qui vous dit: 'Venez, allons à la montagne du Seigneur, à la maison de notre Dieu '(Is 2;3)...qui rend nos pieds comme ceux des biches et nous tient debout sur les hauteurs' (Ps 17, 34)...afin qu'avec son cantique nous ayons la victoire (Hab 3, 19)"(15)
Le retour à l'action après l'ascèse et le silence
Je ne pense pas que ce travail de comparaison entre hésychasme et védanta soit très utile pour ceux qui sont déjà avancés sur le chemin. Comme dit un proverbe japonais: 'Si tu sais et je sais, nous n'avons plus besoin de parler.' Par contre, pour ceux qui cherchent à comprendre les convergences et les différences entre les voies spirituelles, ou qui ont de la difficulté à accepter que celles-ci mènent au même but, ce travail pourra être utile.
Il y a diverses manières d'envisager le retour à l'action de celui qui s'est retiré du monde pour faire l'expérience du grand silence. La forme 'pure' si je puis dire, c'est que le pratiquant arrive au sommet, qu'on l'appelle le 'sahaja samadhi' dans le védanta ou l'union du samsara et du nirvana' dans le bouddhisme mahayana. A ce moment-là, l'action du sage est spontanée et motivée uniquement par la compassion. Cependant, un maître spirituel comme le Bouddha' envoyait ses disciples par deux pour annoncer aux gens qu'il 'y a une voie hors de la souffrance'. On ne peut certainement pas affirmer que chacun de ces moines avait atteint l'état suprême. Vivekananda avait été fortement influencé par le Bouddha et visait l'idéal de l'union complète de la méditation et de l'action: 'L'homme idéal est celui qui trouve, au milieu du silence et de la solitude la plus complète l'activité la plus intense et qui au milieu de l'activité trouve le silence et la solitude du désert. Il a appris le secret de la maîtrise de soi, il est contrôlé.' (16)
Le travail fondamental du moine est de suivre le conseil de l'qnge à Antoine au début des Apophtegmes: 'Antoine, occupe-toi de toi-même' (17) Pourtant Ammonas, un disciple direct d'Antoine, envisageait le retour au monde, ou plutôt au service du monde, comme une évolution naturelle: 'Après une longue purification dans la solitude, l'hésychaste, guéri de toutes ses maladies, est envoyé par Dieu auprès des hommes.' (18)
Dans la tradition indienne, il est clair que le renonçant (sannyasi) abandonne l'action rituelle; sa méditation sur l'Un est au-delà de tout rite. Il est intéressant de voir qu'on retrouve cette notion dans la liberté des débuts du monachisme du désert. Cassien nous dit que les solitaires d'Egypte ne pratiquaient pas l'office car ils priaient continûment (Institutions cénobitiques III-2). Ils avaient aussi souvent abandonné une participation régulière aux sacrements (19). Cette notion de dépassement du rituel s'est affaiblie par la suite; le monachisme devint plus scolaire, les grands monastères se développèrent où il fallait discipliner des groupes importants de novices, les autorités ecclésiastiques centrales tendaient à aligner les coutumes les unes sur les autres. En Occident, la règle de Saint Benoït s'est imposée avec le plus clair de la journée consacré à l'Office et au travail et elle a par là même limité les possibilités d'un monachisme non-ritualiste et celles de la prière pure directement orientée vers l'hésychia; En Orient, le Mont-Athos a accueilli au Moyen-Age jusqu'à quarante mille moines (actuellement, ils sont environ mille trois cent). La pratique de la messe est devenue quotidienne, les messes basses se sont ajoutées aux grands messes, et l'office de la Vierge parfois à l'office régulier, comme chez les Chartreux. On comprend qu'un certain nombre de moines actuels regardent avec envie la liberté des débuts quand les ascètes mûrs pouvaient se consacrer à plein temps à l'hésychia.
Peut-être l'apparition de moines non-chrétiens en France (tibétain, zen) favorisera une sorte de réflexion en miroir chez les chrétiens et un retour à l'essentiel. Un maître zen interrogeait un jour un de ses disciples. Ce dernier, très certainement bon élève, et peut-être même spécialiste de certains textes sacrés ou de leurs commentaires, s'embarqua dans un grande explication. Le maître l'interrompit et lui dit: 'Il y a trop de bouddhisme dans ce que tu me racontes!'... Puisse s'élever parmi les moines ou les laïcs des hommes ou des femmes de l'essentiel capables d'offrir la substance du spirituel sans trop de '-ismes' dedans... Il rendront service.
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Publié dans le Question de n°IOO 'le XXIe siècle a commencé'
Copyright de l'auteur
La non-dualité correspond aux voies spirituelles qui ne distinguent pas la substance de Dieu, ou de l'absolu, de la substance créée et qui affirment qu'elles sont une. Les systèmes dualistes mettent au sommet un Dieu personnel, les systèmes non-dualistes un absolu impersonnel. En ce sens, le dualisme est en général associé à la voie de la dévotion, et la non-dualité à la voie de la connaissance. Le védanta, le bouddhisme ancien et le bouddhisme zen sont typiquement non-dualistes. La non-dualité a une influence sur la psychologie moderne. Il y a des rapports par exemple entre zen et gestalt. De manière plus générale, on peut distinguer un fond non-dualiste dans un certain nombre de nouvelles émergences, depuis l'écologie spirituelle jusqu'à la notion de champ unifié en physique en passant par la philosophie de l'être de Heidegger. La période est favorable pour faire un bilan en profondeur du passé et du futur de la non-dualité en Occident, ainsi que de ses rapports avec le christianisme.
Eléments d'histoire de la non-dualité en Occident
Il s'est passé bien des choses depuis que Vivekananda est venu parler à la fin du XIXe siècle en Occident de la non-dualité comme base possible d'une spiritualité universelle. Le hatha-yoga est devenu une pratique courante dans les pays occidentaux, même dans les campagnes profondes. Certains mouvements d'inspiration non-dualistes comme la méditation transcendentale ont pris l'ampleur d'une nouvelle religion avec six millions d'adhérents de par le monde. La France compte environ six cent mille bouddhistes, pour moité immigrées et pour moitié Français de souche (cf le numéro de l'Actualité Religieuse Le Bouddha va-t-il remplacer l'Evangile? Automne 97). Jacques Brosse a évoqué dans un ouvrage récent les rapports du zen et de l'Occident(1). Le Dr Jean-Marc Mantel, fondateur de l'Association Internationale de Psychiatrie Spirituelle et disciple de Jean Klein, un enseignant non-dualiste, organise des rencontres sur la méditation à Jérusalem même. Il met l'accent sur les possibilités de réalisation non-duelle de l'Absolu par la transcendance des cloisonnements religieux à l'aide de la simplicité d'une expérience intérieure élevée. Rafaël, un autre enseignant non-dualiste, a longtemps été actif à Rome.
En Inde, les idées du Père Le Saux (Swami Abhishiktananda) font leur chemin. J'ai visité à Poone (Maharashtra) un ashram chrétien dont la supérieure, Sarah Grant, a pu écrire un petit livre: Vers une théologie autre- confessions d'une chrétienne non-dualiste (2) Sa formation complète de théologie à Oxford ne l'empêche pas de se définir maintenant comme non-dualiste. Une disciple du Père Le Saux, Vandana Mataji, qui a eu une formation de religieuse dans l'Ordre du Sacré-Coeur, a pu dire en substance au Parlement des Religions à Calcutta en 1993: 'Pour moi, il n'est plus guère essentiel de savoir si je suis une chrétienne hindoue ou une hindoue chrétienne', ce qui lui a valu les ovations de quelques cinq mille auditeurs. Elle a maintenant fait sortir un livre de sept cent pages sur la rencontre hindoue-chrétienne 'Shabda Shakti Sangam' (Sadhana Kutir, Tapovan Sarai, Laxman Jhula 249192 Rishikesh UP Inde) et est invitée à Rome pour présenter avec d'autres le point de vue des chrétiens d'Inde.
Cet article n'est pas écrit pour ceux qui en sont au jardin d'enfant de la spiritualité; il est rédigé pour ceux qui savent réfléchir posément et qui ont pu prendre une distance intérieure, de par leur évolution, par rapport aux réflexes émotionnels liés à un conditionnement dévotionnel et institutionnel. Ces trois domaines -émotionnel, dévotionnel et institutionnel sont en général noués les uns aux autres et ce noeud même est un obstacle à une méditation sereine sur des sujets profonds.
Moi-même, depuis huit ans que j'habite en Inde la plus grande partie du temps, je suis une voie védantique. Ma formation de base est chrétienne, et je pense avoir plus étudié la mystique de cette voie que bien des chrétiens engagés. Ce que je donnerai dans cette étude sont des impressions, des intuitions. Je ne pense pas qu'on puisse écrire dans ces domaines avec la rigueur d'un mathématicien. Ceux qui donnent l'impression d'y parvenir me semblent peu crédibles car ils figent la vitalité de l'expérience intérieure; De plus, leur oeuvre peut facilement être récupéré par un pouvoir religieux centralisé comme une sorte de 'code pénal' pour déterminer les idées qui sont 'légales' et celles qui ne le sont pas. Ceci dit, il n'est pas non plus vital pour moi de dire 'ce que je pense', puisque le but du yoga que je pratique est en fait de ne pas penser, et d'atténuer ce je qui n'est qu'une petite tache noire sur le soleil du Soi...
Elements de mystique comparée
Venons en maintenant à l'histoire de la non-dualité en Occident. Elle a été cachée depuis que le christianisme s'est imposé et a imposé par là même la dévotion comme seule voie de salut. Malgré cela, cette non-dualité a pu survivre discrètement grâce à l'enseignement de la philosophie platonicienne et néo-platonicienne. Je dis 'survivre', car l'apologétique chrétienne a fait des efforts constants pour faire croire que la recherche de l'Un se réduisait à une démarche purement intellectuelle, se réservant à elle seule le droit à l'expérience spirituelle complète. En fait, la voie de la connaissance est une voie qui se suffit à elle-même , capable de transcender l'intellect aussi bien que la dévotion, et de parvenir à une intensité intérieure analogue à l'union au Christ. L'expérience des sages védantins de l'Inde nous le montre encore aujourd'hui. Par ailleurs, une déviation intellectuelle est possible dans la voie de la dévotion aussi -ce n'est pas parce qu'on expose correctement, comme on l'a apprise, la doctrine de la grâce qu'on sera automatiquement rempli d'amour divin.
Toutefois, un enseignement mystique proprement non-duel a pu être intégré au christianisme par ruse: le traducteur en latin d'un texte grec fortement influencé par le néo-platonicien Proclus 'Les hiérarchies célestes' a eu la bonne idée de l'attribuer au premier disciple de Saint Paul à Athènes, Denys l'Aéropagite (3), ce qui lui a valu d'être considéré d'une pureté dogmatique irréprochable et d'être lu et médité par la plupart des mystiques médiévaux, y compris Saint Thomas. Le rejet de toutes les conceptions qu'on peut se faire de Dieu est un élément essentiel de la voie de la connaissance et en même temps a profondément influencé la mystique de l'Eglise d'Orient. Un autre auteur a tendance fortement non-duelle, Evagre le Pontique, est aussi passé 'en fraude' dans la tradition chrétienne, au moins pour certains de ses textes, sous le nom de saint Nil le Sinaïte. Le changement d'attribution a été identifié par le père Irénée Hausherr. On reprochait à Evagre ses liens avec la pensée d'Origène, et également d'avoir pu écrire un livre entier sur les degrès de l'intériorité où il avait oublié de parler de Jésus.
Quant à Maître Eckhart, les spécialistes font en général de grands efforts pour essayer de le ramener dans le sens de la doctrine officielle sous prétexte de replacer ses idées dans leur contexte. Pourtant, c'est le contraire qui me semble évident: si dans l'ambiance lourdement dualiste de l'époque, Eckhart prenait le risque d'affirmer des expériences non-duelles, c'est que celles-ci étaient pour lui fondamentales. Il faut donc interpréter ses écrits dans un sens non pas moins, mais plus non-duel que ce qu'il s'est autorisé à écrire. Il en va de même pour d'autres mystiques chrétiens qui ont laissé transparaître des expériences de ce genre dans leurs textes. S'il y a peu de mystiques à suivre cette voie de connaissance en Occident, ce n'est pas qu'ils n'en avaient pas besoin, mais c'est qu'ils ont été découragés par la pesanteur et le monolithisme d'un monothéisme de type vétéro-testamentaire. L'intuition non-duelle fondamentale correspond en fait à un méta-théisme; si l'on entend par théos le Dieu personnel, elle est au-delà.
Il y a eu en Occident des expériences 'atypiques' du Soi, en ce sens qu'elles ont émergées spontanément chez des poètes ou des philosophes. Louis Gardet a consacré une bonne centaine de pages à ce sujet (5). Heidegger, par exemple, reconnaît sa communauté de vue avec le non-dualisme du zen quand il l'a découvert: 'Si je comprends bien le zen, voilà ce que j'ai essayé de dire dans tous mes écrits' (6) Il énonce aussi clairement le fondement de la voie de la discrimination quand il écrit: 'Il faut séparer l'authenticité de l'Etre du caractère factice de l'existence'. Cependant, on doit avoir bien plus que des intuitions métaphysiques pour asseoir une pratique et transmettre une voie spirituelle complète. Un autre exemple d'intuition non-duelle peut être discerné dans la réflexion de Camus dans La Peste:'Peut-on être saint sans Dieu? C'est le seul problème concret que je connaisse aujourd'hui.' (8)
En Inde, l'unité de substance entre l'homme et l'Absolu est si naturelle qu'on utilise parfois le même mot pour désigner les deux: en effet atman (il n'y a pas de majuscules en sanskrit) signifie à la fois 'soi-même' ou le Soi. Le fil directeur de la voie de la connaissance, c'est l'antique questionnement des Upanishads: 'Quelle est cette connaissance par quoi tout peut être connu?' En d'autres termes, cela revient à affirmer qu'il existe une expérience par laquelle l'homo sapiens peut devenir 'totalement sapiens', le couronnement de la conscience individuelle quand elle se fond dans la conscience universelle. En Inde, il est facilement accepté que la dévotion qui arrive à son sommet (parabhakti) ne fait qu'un avec la connaissance (jnana); cette idée devrait être une inspiration pour les non-dualistes chrétiens aussi.
Cette étude est un écho de l'ouvrage de Raimundo Pannikar: 'Le Christ inconnu de l'hindouisme' (9). En reprenant l'idée de Justin le Martyr à propos du Christ disséminé au sein des religions païennes il a essayé de montrer la présence d'un Christ 'inconscient' dans l'hindouisme; J'ai cependant l'impression que ma tâche est plus facile que la sienne. En effet, le non-dualisme fait référence à une expérience individuelle mais non-conditionnée puisque survenant après le rejet des conditionnements alors que le mot 'Christ' fait obligatoirement référence à Jésus, personnage qui a vécu dans un contexte fort différent de l'Inde. A mon sens, la véritable utilité de la mystique comparée est de pouvoir faire sentir le poids des a pirori culturels, presqu'impossibles à voir directement: on a besoin d'un miroir pour observer son propre visage. Pour cela, il faut une sympathie fondamentale qui est celle d'un authentique chercheur de vérité: 'Non entratur in veritatem nisi per charitatem' 'on ne pénètre pas la vérité si ce n'est par la charité' dit saint Augustin. Plus il y aura de groupes spirituels sérieux, plus les gens auront de chance de trouver la voie qui leur convient effectivement; et leur interaction sera stimulante: du frottement des idées jaillit l'étincelle de la conscience; Il est vrai qu'un monopole religieux peut apporter une certaine paix apparente, mais c'est la paix du cimetière.
Nous allons maintenant considérer les rapports de la non-dualité avec le christianisme. Nous considérerons d'abord un bon nombre de divergences présentées comme essentielles, mais qui après réflexions nous apparaîtront superficielles. Nous envisagerons ensuite quelques différences qui nous semblent plus profondes. Un célèbre koan zen dit: 'Quel est le sens de la venue du Patriarche (Bodhidharma) de l'Ouest.' Peut-être trouvera-t-on avec cet article des éléments de réponse au nouveau koan possible en cette jonction de millénaire: quel est le sens de la venue de la non-dualité de l'Orient.?'
Non-dualité et christianisme: douze points de 'divergences parallèles'
Par la désignation paradoxale de 'divergence parallèles', je regroupe ici douze points où les différends entre non-dualité et christianisme me semblent plus dus à des malentendus qu'à des oppositions irréconciliables; Cela me donnera aussi l'occasion d'écarter en passant certains arguments spécieux avancés par quelques théologiens chrétiens qui semblent ignorant à la fois la théorie et la pratique de la non-dualité. Il faut se rendre compte qu'en Inde, la plus grande masse suit une forme ou une autre de pratiques religieuses dévotionnelles, donc dualistes; en revanche, l'interaction déjà ancienne avec la conception non-dualiste fait que les saints et les sages passent facilement de l'une à l'autre. Cela contribue à la fécondité et à la vitalité de la pensée religieuse hindoue. Venons-en aux différents points en litige et aux réponses qu'on peut avancer.
"La non-dualité est une doctrine vague"
C'est ce qu'on entend souvent dire. Elle serait, entre autre, le soubassement préféré des drogués pour interpréter leurs expériences!... Il y a plusieurs réponses à cela; dans un premier temps, le 'vague' est souvent purement et simplement dans l'esprit de ces théologiens chrétiens qui n'ont qu'une connaissance superficielle de quelques idées non-dualistes, le plus souvent à travers les écrits d'autres chrétiens et qui n'ont bien sûr aucune expérience des pratiques méditatives qui correspondent à cette voie de la connaissance. Certains non-dualistes comme Shankaracharya avec l'advaïta védanta, ou Nagarjuna avec le bouddhisme madhyamika ont établi des systèmes philosophiques dont la cohérence n'a rien à envier à celle d'un saint Thomas d'Aquin. Il est vrai que la plupart des mystiques n'aiment pas enfermer leurs expériences dans des systèmes philosophiques rigides et détaillés à l'extrême. Jésus, le Bouddha n'ont pas élaboré de philosophies complexes supposées répondre à toutes les questions dans le détail. Les Pères du désert n'ont pas écrit beaucoup sur la théologie, mais le rayonnement de leurs conseils pratiques sur la vie intérieure nous éclaire toujours.
La notion d'enstase n'est pas plus floue que celle d'extase. Au contraire, on peut faire remarquer que la notion d'extase suppose l'union à Dieu dont la présence a été depuis toujours difficile à prouver, alors que l'enstase nécessite seulement un retour à la vie intérieure dont l'existence ne peut être remise en cause. 'Enstase', le terme employé par Mircéa Eliade en parlant du Yoga, n'est d'ailleurs qu'une approximation; le méditant non-dualiste cherche une expérience du Tout qui abolit la différence entre le dedans et le dehors, entre l'enstase et l'extase et qu'on pourrait plutôt appeler 'holostase'
"L'expérience non-duelle du nirvana est un état de torpeur qui n'entraîne aucun changement réel dans l'individu" Il y a deux distinctions importantes à faire: premièrement entre l'expérience du vide somnolent (appelé shunya par Ma Anandamayi) et la véritable expérience de vacuité (mahashunya) Et deuxièmement, entre la dissolution temporaire du mental, et donc de l'égo (mano-laya) et leur dissolution définitive (mano-nasha). La première entraîne des effets plus ou moins prononcés selon son niveau, mais la seconde correspond à la grande expérience définitive quand aux bienfaits qu'elle apporte. On ne peut même pas parler de transformation de l'égo, puisqu'il y avait égo avant et qu'il n'y en plus après. dans la voie de la dévotion aussi, toutes les expériences de l'amour ne sont pas transformatrices. Cela dépend de leur authenticité et de leur profondeur.
"Le non-dualisme enseigne une vérité pour un petit nombre, alors que le dualisme est un enseignement pour les masses"
Il est vrai que dans le védanta la distinction est faite entre vérité empirique (vyavaharika) et vérité absolue (paramartha). De même, dans le bouddhisme japonais, on parle de la 'loi provisoire ' par rapport à la 'loi définitive'. Je crois que c'est une attitude de bon sens, qui respecte les différences de niveau entre les gens et qui permet d'intégrer diverses voies spirituelles non pas en choisissant l'une et en détruisant l'autre, mais simplement en les hiérarchisant. Il n'est pas question ici de discrimination sociologique: chacun a le droit a priori d'expérimenter la vérité absolue, mais cela réclame un effort que peu sont prêts à fournir. Il n'y a pas de non-dualité possible sans cette distinction pratique entre les deux vérités. Le Christ lui aussi respectait cette distinction: sinon, pourquoi n'aurait-il pas organisé la dernière Cène sur le Parvis du Temple, ou n'y est-il pas apparu à la foule après sa résurrection?
Le concept d'unité rationnelle entre tous les niveaux de développement intérieur est une idole, il faudrait cesser d'y sacrifier. C'est une tentative d'uniformisation, qui peut nuire par exemple à des débutants qui voudraient utiliser la transe violente pour progresser ou même simplement se mettre en route vers Dieu, ou les mystiques avancés qui insistent sur la connaissance et la cessation spontanée de l'action. Le véritable problème est que la hiérarchie a peur de ne pas pouvoir saisir la 'loi définitive' et de ne pas réussir à contrôler ceux qui la suivent naturellement. Le Bouddha raconte l'histoire suivante: "Deux frères vont dans la montagne pour couper du bois et reviennent lourdement chargés. Le plus jeune voit soudain un grand tas de pièces de cuivre et laisse tomber son bois pour en prendre tant qu'il peut. L'aîné pense: 'J'ai tellement trimé pour ce bois que je ne vais pas risquer de le perdre; je reviendrai après pour les pièces' Plus loin, le plus jeune voit des pièces d'argent qu'il prend à la place des pièces de cuivre, alors que l'aîné reste attaché au bois qu'il a ramassé à la sueur de son front. Plus tard, la même chose se reproduit avec les pièces d'or. Et quand l'aîné revient ensuite de la maison pour prendre les pièces, elles avaient disparues." (11)
"La non-dualité est une doctrine froide et dénuée d'amour car elle ne reconnaît pas la valeur suprême de la personne humaine."
Il s'agit là d'une question-clé que nous allons donc développer plus en détail. C'est peut-être dans les années trente que le personnalisme s'est le plus affirmé; dans le judaisme, il y a eu l'ouvrage de Martin Buber, le 'Je et le Tu' et dans le catholicisme la fondation de la revue 'Esprit' avec en particulier Jean Mounier et Berdiaev. Le contexte de l'époque était plutôt sombre. Les démocraties faisaient piètre figure devant la montée des totalitarismes et il était effectivement urgent de faire passer aux foules tentées par la simplification des mouvements de masse l'idée que la personne humaine est inaliénable. En entendant ou lisant certains Occidentaux, on a l'impression que l'Indien moyen serait schizoïde sous prétexte qu'il n'a pas la notion de personne éternelle. Pour ceux qui ont vécu en Inde, cette idée apparaît bien sûr fantaisiste. L'hindou ordinaire a une personnalité et un égo comme tout le monde; Il a sans doute dans l'ensemble un plus grand souci de s'harmoniser avec la famille au sens large que les Occidentaux, mais dans son esprit c'est un signe de maturité psychologique.. Celui qui veut être 'indépendant', c'est à dire loin de la famille est vu comme une sorte d'asocial en situation d'échec. En hindi, 'udas' signifie à la fois 'solitaire' et 'triste'. Par contre pour celui qui veut s'engager plus avant dans la voie spirituelle existe la possibilité de renoncement où les liens avec la famille sont coupés. En ce sens, il s'agit d'un fort processus d'individuation, mais il ne s'arrête pas là car il se continue par un nouvel élargissement, celui de l'ouverture à la conscience universelle et indivise, ce qu'on pourrait appeler un processus 'd'indivision'.
Quand on y regarde de près, la notion de 'personne' chrétienne, difficile à différencier en pratique clairement de l'individu est plutôt floue. Elle est au-delà du moi habituel, elle est pure présence', elle est 'rigoureusement ineffable au même titre que la personne divine' (12): on se demande au fond ce qu'il lui reste de personnel, si ce n'est le résultat d'une sorte d'acte de foi pure affirmant qu'il faut que la personne continue d'exister coûte que coûte. Lossky dit: 'C'est en renonçant à son contenu propre, en le donnant librement, c'est en cessant d'exister pour soi-même que la personne s'exprime pleinement dans la nature une de tous.' (13) Cela décrit exactement la dissolution de l'égo dans le védanta, et le processus n'a guère de raison d'épargner la personne en tant que telle. Evidemment, la croyance au Jugement dernier oblige à conserver une sorte d'ombre d'individu obligé de répondre 'présent' à l'appel final. De même, dans l'hindouisme, il y a quelque chose de l'égo qui passe d'une vie à l'autre pour véhiculer le karma individuel. mais l'hindouisme reconnait aussi qu'au-delà de cela, une libération complète est possible; à ce moment-là se dissolvent dans le Soi à la fois le karma et la personne. La lumière de la chandelle se dissout dans le soleil; le processus suit sa logique jusqu'au bout. Les théologiens personnalistes sont tellement attachés à leur idée qu'ils en viennent à corriger les Pères eux-mêmes: il est amusant de remarquer que l'un d'eux, citant Grégoire de Nysse: 'les concepts créent des idoles de Dieu, seul le saisissement pressent quelque chose' se sent obligé de corriger: 'Quelqu'un, plutôt' (14). Grégoire de Nysse, en tant que mystique confirmé, avait l'intuition du caractère ultimement impersonnel de l'Absolu. C'est pour cela qu'il a dit 'quelque chose' à la manière du 'tat' (cela) des Upanishads quand elles évoquent le Suprême. Cela a gêné des théologiens aux expériences moins élevées et qui courent après la personne comme quelqu'un pourrait courir après son ombre espérant un jour la saisir.
Si le Christ lui-même s'est anéanti (kénose, cf Phil II, 7)); s'est vidé de lui-même, pourquoi la personne humaine ne pourrait-elle en faire autant? Ne serait-ce pas la moindre des choses? N'est-il pas écrit: 'Si le grain de blé tombé en terre meurt, il portera beaucoup de fruit.' ?Peut-on dire, en vérité, ce qu'il reste du grain après qu'il est mort? La science elle-même, en suivant des découvertes récentes en neuro-psychologie, remet sérieusement en question la notion de personne, et en vient à une conception de type plutôt bouddhiste qui parle des 'agrégats' (15) Ceci ne doit pas amener à un nihilisme ou à un affaiblissement. 'L'homme qui nie sa propre individualité ne s'amoindrit pas, mais au contraire s'agrandit aux dimensions de la réalité universelle.' dit Plotin. Plus près de nous, un autre grand représentant de la voie de la connaissance, Nisargadattta Maharaj, affirme: 'La plus grande charité, c'est de donner sa conscience de 'je suis'.
Une idée qui sous-tend l'attachement à la notion de personne, c'est qu'il n'y a de bonheur que dans la relation". Ceci est basé sur l'expérience affective habituelle. Les dualistes hindou prennent la comparaison du morceau de sucre qui doit rester différent pour qu'on puisse percevoir sa saveur; mais c'est peu respectueux de l'Absolu que de le considérer comme un morceau de sucre et de vouloir en faire un objet de dégustation. Ceci nous amène à parler de la question de l'anthropomorphisme dans le dualisme.
Les descriptions de l'union à Dieu sous forme de mariage ou de rapports entre amant et aimé ne sont plus satisfaisantes à partir d'un certain niveau d'évolution. Elles ressemblent trop à la projection d'un désir, et les psychiatres font remarquer justement qu'on délire dans le sens de son désir. L'idée chère aux dualistes selon laquelle nous vivons de plus en plus l'amour de Dieu, et ce indéfiniment me semble aussi très anthropomorphique. C'est le souhait des amants, mais la réalité semble plutôt autre. Quand on lit de plus en plus de livres, on sait de plus en plus de choses, donc par analogie quand on fait de plus en plus de pratiques spirituelles on devrait avoir de plus en plus de résultats; mais peut-on réduire la voie spirituelle à une sorte de progression géométrique; elle est plus inattendue, et plus intéressante aussi. N'y a-t-il pas un intérêt certain dans la notion orientale de rupture de niveau (nirvikalpa samadhi, satori)? N'est-ce pas une nécessité à partir d'un certain stade, de même que le passage de la physique newtonienne à la physique relativiste est devenu nécessaire pour intégrer de nouvelles expériences? Curieusement, en dépassant la notion anthropomorphique de personne, on revient plus près de l'homme et de son expérience directe. 'Il n'y a pas d'autre Dieu que le sens de la présence' dit Nisargadatta Maharaj (16)). Maître Eckhart, de son côté, affirmait en une formule célèbre: 'Si je n'étais pas, Dieu ne serait pas non plus.' (17)
La vraie question n'est pas de projeter des désirs, tels des rayons laser, dans les brumes célestes, mais de les laisser s'en aller, de s'en départir complètement afin que 'Cela' puisse se révéler. Ce n'est pas facile, et c'est bien pour cette raison qu'on a créé tant de disciplines spirituelles. Une critique de la non-dualité qui est aussi liée à la question de la personne est la suivante: "La non-dualité emploie des techniques, le dualisme repose sur l'amour seul'". La première réflexion qui me vient à l'esprit est que l'amour est aussi une technique, ou un art si le mot technique fait peur. Celui qui suit la voie de la dévotion doit apprendre petit à petit à jouer avec ses émotions sans en être le jouet afin de pouvoir les diriger entièrement vers le divin. Le védanta de son côté n'est pas contre le yoga en tant que technique de purification du mental, mais il souligne répétitivement que 'Cela' se révèle de façon gratuite. La Réalisation du Soi est au-delà des méditations qui visent à s'unir à une forme divine donnée (upasana).
Le dualisme a tendance à durcir, à épaissir l'égo en lui conférant une substance propre différente de la substance divine. On peut se demander, du point de vue de la psychologie des profondeurs, s'il n'y a pas de rapport entre le dualisme, le traumatisme de la circoncision et la transcendance violemment affirmée du judaïsme et de l'islam (cf le Qul Allahu Akbar...Dis 'Dieu est le très Haut' de la prière quotidienne musulmane). Cet évènement agressif, même s'il apparaît à des âges différents dans les deux religions, ne représente-t-il pas une coupure, c'est le cas de la dire, dans le monde de l'unité primordiale? Cette coupure n'a-t-elle pas un impact d'autant plus fort qu'elle agit sur la force sexuelle et qu'elle peut créer un certain éveil de cette énergie intérieure que l'Inde appelle kundalini? Ceci peut être un thème de réflexion à proposer en passant à ceux qui sont intéressés.
On ne peut parler de façon juste de l'au-delà de la personne si l'on ne distingue pas clairement la sortie de l'égo par le haut de celle par le bas. Cette dernière peut correspondre à la schizophrénie, l'en-deça de l'égo ou, de façon plus atténuée, à un type de pensée moderne réductionniste, voire nihiliste, que Jean Wahl avait surnommé la 'trans-descendance'. C'est pour cela que je préfèrerais parler de 'transpersonnalisation' plutôt que de 'dépersonnalisation' mot qui a un nuance péjorative et d'ordre pathologique. De même, il me semble plus convenable de parler de 'voie libératrice de la personne' 'transpersonnelle' à propos de la voie de la connaissance, plutôt que de voies 'impersonnelles', mot qui s'associe automatiquement dans l'esprit des gens à la froideur et au rejet. Il faut noter aussi à ce propos le paradoxe suivant; la transmission des voies 'impersonnelles' comme le védanta ou le zen se fait de manière très personnelle, entre maître et disciple, grâce à une relation vitale qui s'étend sur des années. (19) En ce sens, cette relation est moins impersonnelle que la transmission institutionnelle qui est la plus courante dans le christianisme. Un vrai pratiquant de la voie de la connaissance a une dévotion pour l'être intense. Il s'exerce dans ce sens. Nisargadatta parle de 'la fulgurance explosive du 'je suis' (20).
Jacques Maritain, qui était un thomiste strict, essaie d'établir une opposition entre voie de la dévotion et voie de la connaissance: la première correspondrait à la mystique du feu et la seconde à celle du miroir. La comparaison est évidemment lourde de sous-entendus apologétiques, insinuant que la voie de la connaissance est glaciale et qu'elle ne renvoie à rien d'autre qu'à son visage, c'est à dire l'aspect le plus extérieur de l'égo. Il faut déjà remarquer que le feu n'accomplit sa vocation que lorsque le combustible est complètement brûlé, c'est à dire quand la dualité s'est consumée et que seule l'unité demeure. De plus, quand elle est intense, la mystique de la connaissance est plus qu'un feu, elle est un rayon laser qui sépare le Réel de l'irréel. Par ailleurs, ceux qui ont besoin de se reposer sur un Dieu à visage humain -donc qui leur ressemble étrangement- ne sont-ils pas plus dans la mystique du miroir que ceux qui sautent directement dans l'Absolu sans forme? L'autre qui a le même aspect que nous est-il tellement 'autre'? Quelles images éveillent le célèbre 'Deus intimior meo' 'Dieu plus intime à moi-même que moi-même' de saint Augustin? On pourrait entrevoir une sorte de centre ultime sous les diverses couches de la personnalité et des conditionnements, ou alors un fond de l'être humain qui s'élargit de plus en plus en s'ouvrant à l'Etre. Les deux représentations -la graine de conscience ou bien l'espace sans limite- sont utilisées régulièrement pour évoquer l'Absolu dans le védanta (21)
Une dernière objection au non-dualisme est que celui qui ne croit pas à la personne ne peut la respecter. Il me semble au contraire qu'il la respecte d'autant mieux qu'il n'est plus gêné par le filtre de sa propre personnalité pour pouvoir apprécier l'autre objectivement, comme il est. C'est quand deux personnes, c'est-à-dire en pratique deux égos, sont en relation qu'il y a manipulation et conflit.
La notion de personne, sous son aspect concret de personnalité, est utile bien sûr dans l'éducation, pour que les enfants et les adolescents puissent s'affirmer en tant qu'eux-mêmes. Elle est utilisée du point de vue social et juridique également, pour que l'individu ne soit pas écrasé par la masse ou la machinerie étatique. Plus profondément, cette notion va de pair avec l'amour basé sur le physique, les moindres détails personnels étant fortement investis émotionnellement par les amants; le problème est que cette charge émotionnelle peut s'inverser subitement et, de positive, devenir négative. Pour un mystique mûr, cette notion de personne qui au début avait été une aide devient un obstacle.
En conclusion se dégage l'idée de 'palier personaliste': la personne humaine est le type même de vérité provisoire, de pratique courante (vyavaharika) qui disparaît lorsqu'on s'approche de l'Absolu à la façon d'un éphémère dans une flamme de chandelle. Tant qu'on y croit, on y est soumis. Quand on le remet en question commence à poindre le soleil de la Libération. Le non-dualisme ne contredit aucune doctrine, il leur donne plutôt leur place et les intègre dans sa vision du monde. Ceux qui gardent encore en eux, comme un arrière-goût, que le personnel c'est la vie et que l'impersonnel, c'est la mort, ceux-là peuvent bien méditer le koan zen suivant:' Le vivant rentre dans le cercueil, et le mort le transporte'.
"La non-dualité est froidement technique, elle n'a pas de notion de gratuité car elle n'a pas de concept de grâce"
Même dans le Yoga qui est la partie la plus technique de la spiritualité hindoue, la notion de grâce est présente. Les Yoga-Sutras de Patanjali parlent de 'l'abandon au Seigneur (Ishwara pranidhâna I-23) comme d'une voie possible pour atteindre l'Absolu. Le védanta en tant que doctrine non-dualiste n'a pas de notion de grâce mais insiste fortement sur la gratuité". La connaissance se révèle d'elle-même sans être la récompense obligée de nos efforts spirituels. C'est même sur ce point que le védanta s'est différencié de l'école qui l'a précédé historiquement, le purva-mimansa. Dans le bouddhisme mahayana, le concept de 'réalisation spontanée' est également très important.
A l'inverse, dans la prière chrétienne, on accepte jusqu'à un certain point l'efficacité automatique de la demande et cela ressemble au yoga: 'Frappez et on vous ouvrira'. Cette efficacité non seulement ne dépend pas du bon vouloir de Dieu, mais existe aussi malgré sa réticence, comme l'indique la parole de l'homme importuné qui finit par céder à un quémandeur pour réussir à avoir la paix. Les orthodoxes reconnaissent même, contrairement aux catholiques, que la grâce a été donnée entièrement et dès le début à l'homme. Cette grâce est paradoxale, comme le dit bien le mot apocryphe de saint Ignace: 'Il faut agir comme si tout dépendait de l'homme et rien de Dieu, il faut se confier à Dieu comme si tout dépendait de Dieu et rien de l'homme.' (22) On peut interpréter la proposition de la théologie: 'L'homme est déifié par grâce et non par nature' en voyant sous le terme 'nature' l'égo. Celui-ci en effet paraît être sa propre nature pour l'homme ordinaire -'moi je suis moi, et puis c'est tout!' A ce moment-là cette affirmation n'est pas différente de ce que dit le védanta, c'est à dire que la force qui transforme l'égo vient d'au-delà de l'égo -du Soi dans le langage non-duel.
La dépendance du chrétien envers une grâce de Dieu dont il ne comprend ni le comment ni le pourquoi donne facilement une dimension tragique à sa vie spirituelle. Philarète de Moscou dit par exemple: 'L'homme est suspendu entre deux gouffres comme sur un pont de diamants qui est la volonté de Dieu, au-dessus de lui, le gouffre des Ténèbres divines auquel il est appelé, au dessous le gouffre de l'inexistence d'où il a été tiré et où il ne peut que tomber s'il renonce à sa vocation -mais sans pouvoir jamais revenir à l'inexistence. (23) Du point de vue de la psychologie spirituelle, le sens de l'absurde et de l'angoisse existentielle ne serait-il pas l'envers, l'ombre de la croyance en la grâce d'un Dieu complètement bon?
La question de la grâce est liée à celle de la transcendance et de l'immanence. On reproche souvent au non-dualisme de tomber dans l'immanentisme complet, le panthéisme lorsqu'il affirme que l'Absolu, le monde et l'homme ne font qu'un. Certes le non-dualisme n'a pas de difficulté à intégrer le panthéisme comme un niveau de développement spirituel possible. Il ne se sent pas obligé de le rejeter violemment comme le fait le monothéisme. Ceci dit, le mouvement même du non-dualisme est transcendant et apophatique: c'est le neti, neti des Upanishads. Il est intéressant de remarquer à ce propos-là qu'on parle de 'non-dualisme' et non de monisme, pour pouvoit garder àà l'Absolu son caractère d'ineffabilité, au-delà des contraires, au-delà même de l'être et du non-être. Dans le christianisme, à part peut-être certains mystiques, on craint plutôt de remettre en question, d'aller au-delà de l'être même de Dieu. En ce sens, le non-dualisme est plus trancendant que le dualisme.
"Les non dualistes ne sont pas capables d'action dans le monde ni d'esprit scientifique"
C'est là une autre objection courante contre les non-dualistes, faite à cause de leur tendance à considérer le corps et le monde comme une illusion. Commençons par parler du corps. Les chrétiens répètent que l'Incarnation peut seule donner au corps sa dignité ultime en lui rendant sa vocation divine de Temple de l'esprit. Il faut d'abord mentionner que pour le non-dualiste, le corps n'est pas seulement le temple de l'Esprit mais l'Esprit lui-même, puisqu'il n'y a qu'une seule substance-esprit à la base de tout. Dans le non-dualisme, on reconnaît que le mental est basé sur le corps, et on répète que c'est une chance d'avoir bénéficié d'une renaissance dans un corps humain, et qu'il ne faut donc pas la gaspiller. Le védanta, nous l'avons vu, accepte les pratiques yoguiques comme moyen de purifier l'esprit. Il est intéressant de noter à ce propos que c'est dans l'ambiance non-dualiste de l'Inde que les techniques corporelles à visée spirituelle, regroupées sous le terme de 'yoga', se sont le plus développées: peut-être parce qu'un certain nombre d'hindous sentaient les limites de l'explication unique du progrès spirituel par la grâce divine.
Au fond, affirmer la réalité du corps représente un lieu-commun: l'homme ordinaire est convaincu de cette réalité, et je suis sûr que si l'on pouvait parler métaphysique avec les animaux, ils seraient également en faveur de ce point de vue. Le doute à propos de cette évidence vient de l'habileté de la conscience humaine à se faire évoluer elle-même: le déséquilibre du doute est le pas de la pensée. Cette désidentification du corps n'est pas une question d'ascèse physique mais de compréhension. En ce sens, les ascètes chrétiens avec leurs macérations semblaient avoir eu moins de respect pour le corps que les néo-platoniciens qui disaient pourtant que celui-ci n'avait guère d'importance par rapport au but qui est la conscience, mais au moins ne le torturaient pas. (23)
Venons-en maintenant au second point de l'objection -l'irréalité du monde d'après le non-dualisme. Il y a eu certes des écoles bouddhistes qui ont maintenu une irréalité complète des phénomènes, les vijnananvadis. Cependant, dans le védanta, le monde manifesté (maya) est décrit comme 'ni réel, ni irréel', défiant en pratique toute description (anirvanchaniya). De plus, le monde est irréel par rapport à l'Absolu (paramartha), mais il a une réalité relative (vyavaharika) comme nous l'avons vu plus haut en parlant des deux vérités. Pour ce qui est de l'évaluation des capacités d'action des védantins, on peut mentionner que la Mission Ramakrishna, inspirée par l'idéal du 'védanta pratique' de Vivékananda, semble être la plus grande organisation humanitaire du monde. Elle est surtout présente en Inde bien sûr, mais l'Inde représente un milliard d'habitants. Les faits montrent donc que védanta et action ne sont pas incompatibles.
Il semble par ailleurs que la science occidentale ne se soit pas développée à cause de l'Eglise, mais contre elle. Les controverses sur l'évolution qui continuent encore aujourd'hui ne semblent guère avoir agité la pensée hindoue. L'idée de Soi impersonnel est plus facilement assimilable à la notion de champ unifié que développe la physique contemporaine que le Dieu personnel, créateur, le Deus ex machina des doctrines dualistes. Les scientifiques ont dû oublier cette conception de Dieu pour pouvoir évoluer. Tout homme vraiment religieux considère que Dieu est dans le monde, et même qu'il est plus réel que lui; sinon, il est un matérialiste qui va assister à des rituels. 'Heureux le moine qui voit chaque homme en tant que Dieu après Dieu' (24) dit Nil le Sinaïtre, et 'Le moine est celui qui, en se retirant du milieu des hommes, y est uni et se voit lui-même en chacun d'eux.' (25)
Il ne s'agit pas d'abandonner le monde, mais sa vision du monde pour y voir clairement Dieu, pour le déifier comme disent les orthodoxes ainsi qu'à sa manière le début de l'Isha Upanishad: 'Que tout ceci soit enveloppé par le Seigneur (isha), tout ce qui se meut dans ce monde en mouvement. Ayant renoncé à ceci, tu peux profiter...' L'abbé Antonios avait cette intuition non-dualiste de la disparition de notre conception ordinaire du monde par l'arrêt du mental! 'Si l'homme ne dit pas dans son coeur "il n'y a au monde que moi seul et Dieu", il n'obtiendra pas le repos'. (26). Isaac le Syrien était également arrivé par expérience directe à une conception proche de la création par le regard (drishti shrishti) de la pensée hindoue: 'Le monde meurt là où le courant des passions s'arrête'. (27)
Saint Thomas reconnaît qu'il se peut que le monde n'existe pas quand il écrit: 'Il se peut que tout ce qui n'est pas Dieu n'existe pas' (28). Grégoire de Nysse présentait le paradoxe du monde à la fois réel et irréel lorsqu'il il disait: 'Le paradoxe du monde, c'est d'avoir son existence dans la non-existence' (29). Maître Eckhart n'hésite pas à affirmer comme une évidence l'irréalité ultime de la création: 'Toutes les créatures sont un pur néant. Je ne dis pas qu'elles sont minimes ou qu'elles sont quelque chose, elles sont un pur néant. Ce qui n'a pas d'être est néant. Toutes les créatures n'ont pas d'être car leur être dépend de la présence de Dieu.' (30). La seule différence entre la théologie chrétienne classique et le védanta, c'est que la première dit que l'homme a perdu son état de déification et doit le retrouver, tandis que le second dit que l'homme croit seulement l'avoir perdu.
On peut critiquer la notion védantique du monde manifesté comme anivachaniya, au-delà de toute description. N'est-ce pas une solution trop facile, une échappatoire qui laisse le problème non résolu? C'est vrai; mais toutes les métaphysiques et les théologies laissent des problèmes non résolus. Les chrétiens eux-mêmes reconnaissent que la création ex nihilo est inexplicable. Comment Dieu a-t-il pu descendre de l'intemporel dans le temporel pour accomplir l'acte de création? Comment a-t-il choisi le moment de le faire? S'il est tout puissant, comment expliquer la liberté de l'homme? Par son amour, dit-on. Mais si Dieu est réellement complet, en quoi a-t-il besoin d'amour? Et si l'homme était parfait avant sa faute, n'est-ce pas illogique qu'il ait choisi le mal? Dans l'ensemble, le problème du mal est plus difficile à résoudre dans un système dualiste où l'univers est supposé avoir été créé par un Dieu bon. Pour les non-dualistes, le mal vient non pas de la faute, mais de l'ignorance, de maya qui n'a pas de début mais a une fin à l'instant où l'aspirant spirituel atteint la libération. Cette conception du mal comme ignorance s'accorde mieux avec l'esprit de la psychologie moderne que celle du mal comme faute.
La notion de 'peuple élu' qui semble évidente vue de l'intérieur du christianisme et du judaïsme est plutôt choquante vue de l'extérieur. Ce Dieu qui a choisi quelques pour cent de l'humanité pour en faire un peuple "élu" et a rejeté les autres, si ce n'est en enfer au moins à un rang inférieur, paraît plus un démon qu'un Dieu aux yeux des 'autres'. Dans ce sens, une métaphysique qui fait l'économie de la notion de peuple élu et de Dieu personnel représente certainement un progrès vers une possibilité de tolérance réellement universelle. En Inde, on a essayé d'allier le non-dualisme pur (advaita-védanta) avec le dualisme vishnouïte. En cherchant à concilier des croyances de ce dernier groupe avec le non-dualisme, Ramanuja a élaboré un non-dualisme mitigé. De l'aveu même des philosophes, sa tentative est bancale, non pas qu'il ait été un mauvais penseur, mais parce que son projet de départ était une sorte de quadrature du cercle. (11) De même que les mystiques chrétiens n'aiement pas trop les règles monastiques mitigées, de même les mystiques de l'Inde contemporaine ne se réfèrent guère au non dualisme mitigé quand ils parlent du védanta: ils envisagent directement l'advaïta.
"La non-dualité ne bénéficie pas d'une parole révélée"
Une dernière objection souvent émise par des théologiens à propos de la non-dualité, c'est qu'elle ne bénéficie pas d'une autre Parole révélée, par le fait même qu'il ne reconnaît pas de Dieu personnel. Le non-dualisme n'aurait pas non plus de possibilité de révélation progressive de Dieu dans l'histoire. Il faut déjà dire que dans l'hindousime, les grandes paroles des Upanishads ('Tu es Cela', etc.) sont considérés comme révélées aux sages anciens (rishis): ils ne les ont pas entendues d'un Dieu personnel comme les prophètes de la Bible, mais ils les ont 'vues' directement, c'est d'ailleurs le sens même du mot rishi 'celui qui voit'.
Le non-dualisme n'a pas de difficulté particulière à accepter la notion d'évolution. Cette évolution se situe au sein de la vérité empirique (vyavaharika) et ne change rien à l'Absolu. Par contre, le non-dualisme ne croit pas que notre monde aille vers un paradis sur terre, ou que Dieu s'y révèle de plus en plus, et ce continûment. Il y a certes des améliorations nettes dans certains domaines, mais des régressions ont aussi lieu dans d'autres. L'esprit des gens est plus raffiné, mais en même temps il est susceptible de souffrir pour des motifs plus subtils. La notion même de Dieu entièrement bon rend plus évidente encore le scandale du mal. La croyance que le bonheur sur terre va suivre une courbe de croissance continue à la manière de la production industrielle d'un pays qui se développe bien a un peu trop l'air d'une 'métaphysique de la révolution industrielle'. Le non-dualiste n'en a pas besoin pour motiver son travail sur soi-même et au service des autres.
La croyance dans le libéré-vivant à la charnière entre dualité et non-dualité
La question du jivan-mukta, le libéré-vivant, permet de résumer à la fois la proximité et le désaccord des conceptions dualistes et non-dualistes. Le védanta dit que l'être humain peut se libérer complètement dès cette vie et que sa conscience devient une avec l'absolu. Les dualistes refusent cette possibilité.
Pour situer la question du libéré-vivant
On peut dire que le christianisme reconnaît un cas de libéré-vivant: il s'agit de Jésus lui-même (32). D'autre part, il y a en Inde certaines écoles dévotionnelles, comme celle de Madhva, qui refusent catégoriquement cette possibilité; il est intéressant de noter que la logique de ce refus les conduit à poser l'existence de trois substances séparées à la base respectivement de Dieu, de l'âme et du monde et à croire aussi au paradis et à l'enfer éternel (les sectatataires de Madhva sont les seuls à y croire en Inde, mis à part les Jaïns 33); Ils retrouvent au fond la conception chrétienne ordinaire. A l'opposé, Vivékananda décrit le libéré-vivant ainsi: 'Tout le temps est en lui, mais il n'est pas dans le temps. Tous les paradis sont en lui, mais il n'est pas dans ces paradis.' (34) Si l'on accepte le fait que la souffrance vient de l'ignorance et non pas du péché, il est assez naturel de dire qu'une connaissance complète peut libérer des liens. La connaissance dont il s'agit n'est pas intellectuelle, mais expérientielle. Un texte ancien de l'Inde dit: 'Bien que la conscience soit inconnaissable (en tant qu'objet séparé), on peut quand même la réaliser (en tant que sujet pur)'.(35)
Ceci nous amène à poser une distinction essentielle qui est constante en Inde mais qui n'est pas établie si clairement dans le christianisme: la différence entre ce qui ne peut être dit et ce qui ne peut être expérimenté. En fait, on peut faire deux listes de citations scripturaires également importantes: Dieu se révèle complètement, en particulier par Jésus-Christ, il peut être vu face à face et , à l'opposé, Dieu est inaccessible; 'caché dans la nuée'. Cette contradiction a fait couler beaucoup d'encre chez les penseurs chrétiens. La solution non-dualiste est simple: il s'agit de distinguer, dans l'interprétation d'"inaccessible", le domaine du langage ou de la raison de celui de l'expérience directe. L'essence divine, ou l'Absolu, est inaccessible aux premiers, mais accessible à la seconde. Il ne s'agit pas de faire de Dieu un objet de connaissance mais de devenir cette Connaissance elle-même.
On trouve des intuitions non-dualistes dans l'Ancien Testament; je pense par exemple à ce passage étrange du Deutéronome où l'on ne sait plus qui de Dieu ou de Moïse est en train de parler (Deut 29, 1-6) Moïse commence par affirmer: 'Vous avez tous vu ce que Yahvé a fait sous vos yeux' puis continue sans transition (v.4): 'Je vous ai fait aller quarante ans dans le désert' ce qui peut être compris soit de Yahvé, soit de Moïse, soit des deux à la fois, puis poursuit sans aucune transition: '...afin que vous sachiez que moi, Yahvé, je suis votre Dieu'. On traduit en général la phrase introductive du psaume 90 par :'De Moïse, l'homme de Dieu', mais il s'agit en fait de 'ish ha elohim', mot à mot: 'L'homme, le Dieu', c'est à dire l'homme qui est Dieu d'après la tournure habituelle de la phrase hébraïque. Si l'auteur avait vraiment voulu dire 'l'homme de Dieu', il aurait "écrit 'shel elohim'. Cette expression de 'l'homme-Dieu' revient assez souvent dans le Livre des Rois, en particulier à propos d'Elisée et des miracles qu'il accomplit ( R IV, 21 par exemple).
Pour les Pères, la déification complète de l'homme n'est possible qu'à la mort: cela correspond à la libération au moment de la séparation d'avec le corps' (vi-deha mukti) qu'accepte le védanta (en plus de la jivan-mukti) et les écoles dévotionnelles également. Dans l'Ancien Testament, l'expression 'vous serez comme des dieux' est ambivalente. Elle est utilisée par le Serpent pour tenter Eve (Gen III, 5). Mais Yahwé peut dire également à Moïse: 'Tu seras un dieu pour Aaron' (Ex 4, 16). Les dualistes rejettent l'idée de la connaissance de l'essence de Dieu par peur de la démesure. Ceci dit, les libérés vivants de l'Inde montrent l'exemple d'une parfaite simplicité dans leur comportement. D'autre part, du point de vue théorique, il n'ont plus de base pour l'orgueil puisqu'il n'ont plus d'égo.
Les dualistes disent que l'homme ne peut pas connaître Dieu, sinon il deviendrait tout-puissant, omniscient et créateur; Mais un grand sage comme Ramana Maharshi retourne l'objection en disant que ce sont nos projections anthropomorphiques qui prêtent ces qualités à Dieu: 'La grandeur de quelqu'un s'accroît en proportion de son humilité. La raison de l'être suprême de Dieu qui fait que tout l'univers s'incline devant lui, c'est son humilité sublime qui ne connaît pas le moindre égo, même dans les moments d'inattention.' (30) De même, quand on demandait à Ramana Maharshi s'il était omniscient, il répondait simplement: 'Je sais tout ce que j'ai besoin de savoir.' Quand au pouvoir créateur, il n'est pas considéré comme suprême dans l'hindouisme. Le Dieu considéré comme créateur, Brahma, est assisté d'un organisateur, un bon artisan appelé Vishvakarma (celui qui fait le monde). Il est le dieu spécifique de la caste des artisans, et depuis plus récemment de celle des ingénieurs... De plus, le pouvoir créateur n'est pas complètement exclu chez les jivan-mukta. Les matérialisations font partie des miracles rapportés dans la vie de saints de l'Inde, même au XXe siècle. Le guru le plus connu actuellement dans ce domaine est Sathya Sai Baba, dont on a cherché à démasquer la supercherie sans grand succès semble-t-il malgré un demi-siècle d'efforts. On dit qu'il a environ cinquante millions de disciples de par le monde. Avant de dire que l'homme ne peut réaliser l'essence de Dieu parce qu'il n'en a pas les pouvoirs, il faudrait réviser la conception que nous avons de ceux-ci pour nous demander si elle n'est pas lourdement anthropomorphique, marquée par l'archétype du surhomme doué d'un super-égo...
Signes de l'expérience non-duelle chez le mystique chrétien
C'est l'expérience non-duelle qui définit le libéré-vivant. Sa réalisation lui donne une stabilité complète. Les auteurs chrétiens peuvent se diviser en deux groupes: les premiers, surtout des théologiens ou des évêques prédicateurs professionnels, rejettent cette possibilité avec des malédictions, y voyant le signe d'un orgueil luciférien, et surtout les premiers symptômes d'une insoumission à la hiérarchie, qui a en fait besoin de la base solide du péché des fidèles pour asseoir son pouvoir. Le second groupe d'auteurs, comprenant surtout des mystiques, des moines et des solitaires, pensent que cette perfection sans possibilité de rechute est possible, et évoquent avec nostalgie la divinisation complète dès cette vie qui leur est interdite par une théologie dualiste.
On peut citer quelques réflexions parmi les auteurs du premier groupe, qui ne croient pas en la possibilité de libération complète du mal dès cette vie, non-croyance qui correspond à l'expérience commune. Jean Climaque parle de la perfection 'parfaite et jamais parfaite' des parfaits...(37) Il semble qu'Arsène ait toujours eu peur d'être en état de péché même sur son lit de mort . Ses frères le voyaient pleurer à ce moment-là et lui demandèrent:'En vérité, toi-aussi, as-tu peur, Père?' Il répondit: 'En vérité, la crainte qui est mienne à cette heure m'accompagne depuis que je me suis fait moine' Et il s'endormit ainsi'. (38) L'opinion courante est que 'les passions continuent à vivre, elles sont simplement enchaînées par les saints'? (39)
Cependant, à lire attentivement les témoignages des mystiques, on trouve de nombreuses allusions à l'expérience non-duelle et de perfection stable. Souvent, ils essaient de se rattraper après coup en disant que leur union à Dieu n'est que dans les limites de la différence des natures mais cela apparaît comme une reprise rationalisée et secondaire de l'expérience elle-même. Dans le Nouveau Testament, il est un aveu de saint Pierrre qui embarasse bien les théologiens. Il dit dans sa seconde épïtre (II P I,4):'...afin que nous devenions 'communs' à la nature divine' ('theias koinonoi phuseos') Koinonoi signifie bien 'communs', 'participants' est une traduction édulcorée. Syméon le Nouveau Théologien dit: 'Pour les parfaits qui sont déjà dans la lumière divine, le jour du Seigneur (le Jugement dernier) ne viendra pas' (40); ou encore: 'O divin Amour, celui qui t'a connu ou a été connu de toi ne saurait plus concevoir aucun doute.' (41). C'était le même Syméon qui affirmait non seulement la possibilité, mais aussi la nécessité de l'état de libéré-vivant lorsqu'il disait: 'Celui qui n'a pas vu Dieu en cette vie ne le verra pas dans l'autre'. Séraphim de Sarov, dans son célèbre entretien avec Molotov, n'est pas en reste: 'Il faut atteindre à la mesure parfaite de la stature du Christ...Alors, cette joie que nous ressentons partielle et brève, apparaîtra dans toute sa plénitude en comblant notre être de délices ineffables que personne ne pourra ravir' (42). Il parle visiblement d'une expérience qui se passe dès cette vie. Certains Pères reconnaissent que la guerre entre le vice et la vertu prend fin, qu'on devient toute lumière et que la grâce agit sans cesse (43). A ce moment-là, 'la cire de l'intellect devient toute entière lumière divine'.
Jean Bar Kaldoun, de la tradition monastique syrienne, décrit le progrès spirituel d'une manière qui évoque les Upanishads; 'Le corps devient mystiquement subtil et remplace l'âme; l'âme remplace l'intelligence, l'intelligence remplace l'esprit et l'esprit devient Dieu, il est Dieu véritablement et le corps, l'âme et l'intelligence le servent. Laisse-moi, frère, et ne me force pas à me parler plus longtemps de cet état...Celui qui est devenu digne de lui n'a plus besoin d'être instruit de l'extérieur: il est son propre maître.' (44) On retrouve enlacées comme souvent les notions d'union complète avec le divin et de libération non moins complète de la dépendance dès cette vie. Dans la Katha-Upanishad, on trouve la progression suivante: 'Au-dessus des objets des sens se trouvent les sens, au-dessus des sens se trouve le mental; au-dessus du mental l'intellect...le grand Soi (atman)...le non-manifesté...la Personne; au-dessus de la Personne; il n'y a rien du tout. C'est le but. C'est la voie suprême. Bien qu'il soit caché en toute choses, le Soi ne brille pas. Pourtant, il est vu par les rishis subtils, doués d'un intellect supérieur et subtil'. (3 6 10-12)
Une image qui revient souvent chez les mystiques dualistes est celle de l'âme en tant que pur miroir du divin: on retrouve la même comparaison chez les non-dualistes qui considèrent l'égo lui-même comme reflet du Soi. Quand on y réfléchit, comment un miroir pourrait-il vraiment refléter l'infini sans forme s'il n'est pas lui-même infini et sans forme, c'est à dire un par essence avec lui? Il n'y a pas de place pour le voile de la distinction dans la transparence complète à laquelle fait allusion un mystique récent du Mont-Athos: 'Quand nous sommes complètement dépouillés, ce regard de Dieu sur nous deviendra pour nous vision de Dieu.' (45) S'il n'y a plus qu'un seul regard, cela signifie qu'il n'y a qu'une seule Conscience sans objet particulier à prendre en conscience; c'est la définition même de l'expérience non-duelle.
Il existe une Connaissance qui est au-delà de la dualité des substances humaine et divine; n'est-ce pas à cette Connaissance que faisait allusion saint Nil du Sinaï quand il disait: 'La prière est le prélude à la connaissance transsubstantielle.' (46) Jean Climaque cite le verset du psaume 46 cher à Ramana Maharshi; 'Faites silence, et sachez que je suis Dieu' ajoutant simplement: '...et que Je suis l'impassibilité (apathéia)' il ne dit pas 'Je me reflète dans l'impassibilité'; il dit, en faisant parler Dieu, 'je suis l'impassibilité'. Cela signifie que cet arrêt du mental qu'est l'impassibilité est en soi l'union complète et sans différence au Divin: on retrouve exactement la définition du Yoga au début des aphorismes de Patanjali: 'Le yoga (union), c'est l'arrêt des mouvements du mental'. Lors de cette cessation de tout mouvement, l'égo disparaît et l'on devient un avec le monde selon la belle parole du startz Ambroise d'Optino: 'Fais de toi rien afin que Dieu fasse de toi l'univers'. (47)
Les propos non-dualistes chez Maître Eckhart sont évidents; il est connu pour cela. Je ne peux que renvoyer à l'étude approfondie de Bernard Barzel sur Maître Eckhart et Shankaracharya qui montre les similiraités fondamentales entre les deux mystiques et qui va donc dans le sens du présent article '48). Angelus Silesius qui a été influencé par Maître Eckhart ne s'embarasse pas de distinctions de substances infranchissables lorsqu'il dit: 'L'amour est la pierre philosophale qui me transmute en Dieu' (49). Le résultat en est l'identité complète. Même un théologien à la réputation confirmées comme Karl Raehner ne peut faire mieux que de redécouvrir une comparaison typiquement non-dualiste du type goutte d'eau dans l'océan lorsqu'il cherche à évoquer l'expérience fondamentale: 'Parvenu à l'ultime profondeur, ce que l'homme sait le mieux, c'est que son savoir (ou ce que l'on désigne communément par ce terme) n'est qu'une petite île dans l'océan infini qu'on ne peut traverser et que la question existentielle qui se pose à celui qui peut connaître est la suivante: préfère-t-il son prétendu savoir à la mer du mystère infini?' Cependant, je n'ai pas rencontré de chrétiens qui osaient être aussi provoquants que certains maîtres védantins comme par exemple Nisargadatta Maharahj qui déclarait: 'Dieu est mon fidèle' ou comme Plotin répondant à quelqu'un qui voulait l'emmener assister à un rituel dans un temple: 'Ce n'est pas à moi d'aller vers les dieux, c'est aux dieux de venir à moi.' (51)
L'essence de Dieu
L'essence du Dieu incompréhensible peut-elle se révéler au mystique? A cette question, les non-dualistes répondront oui, les dualistes non. Il est intéressant de reprendre les arguments avancés par Jean Chrysostome en faveur de l'incompréhensibilité de Dieu et d'en faire une critique du point de vue non-dualiste. Jean Chrysostome s'opposait aux anoméens qui affirmaient qu'on pouvait connaître Dieu. Pour clarifier le débat, il faut distinguer comme nous l'avons déjà fait ci-dessus connaisssance intellectuelle et connaissance expérientielle. La première ne permet pas de connaître Dieu -autant essayer de découvrir 'l'équation de Dieu'- la seconde par contre permet de s'identifier à la conscience pure du divin, si l'on suit en cela le non-dualisme. Peut-être que les anoméens, malgré les accusations de rationalisme portées par Jean Chrysosotome, avaient développé une réelle voie de la connaissance, au moins pour certains d'entre eux. De toutes manières nous discuterons à ce niveau-là seulement, c'est à dire sur le rapport de la voie de la connaissance et de l'incompréhensibilité de Dieu. Nous ne pouvons pas malgré tout négliger complètement le contexte: il s'agissait d'une ambiance peu agréable de polémique, de chasse à l'hérétique que Jean semblait interrompre surtout pour lutter contre les Juifs. Il n'était pas lui-même un silencieux: il est l'auteur le plus prolixe de la patrologie grecque avec dix-huit volumes à son actif. Il avait besoin de prêcher pour son équilibre personnel; il disait d'ailleurs: 'Ma prédication me guérit'. Ce n'est pas un très bon signe psycho-spirituel. Son style ne paraît pas propice à une véritable méditation sur des sujets profonds. Il parle ainsi des anoméens: 'Croyez-moi, un frisson d'horreur me saisit au moment de nommer leur idée, car je tremble d'exprimer par ma bouche ce qu'ils agitent sans cesse dans leur esprit; quelle est la racine de tous ces maux. C'est qu'un homme a osé dire; 'Je connais Dieu comme Dieu lui-même se connaît' Une telle affirmation a-t-elle besoin d'être réfutée?...C'est là une folie évidente, une démence impardonnable, une espèce toute nouvelle d'impiété; jamais encore quelqu'un avait eu l'audace de mettre rien de pareil dans son esprit ou de l'exprimer par sa bouche.' (53) Pourtant, cette définition de la thèse de base des anoméens correspond bien à la voie non-dualiste qui est courante en Orient et qui y est peu suspectée de démence.
L'argument de base de Jean est plutôt simple: on ne connaît que très peu de chose du fonctionnement de l'univers, comment pourrait-on connaître l'essence de Dieu? Nous y avons déjà répondu en partie; En réalité il ne s'agit pas de connaître l'essence de Dieu comme un objet mais de réaliser que nous la sommes déjà. De plus, pourquoi chercher à connaître complètement le fonctionnement de l'univers? Ce sont au fait des problèmes de mécanique plutôt secondaires. Par contre, connaître l'essence de Dieu est le but suprême et il mérite que nous orientions vers lui nos pratiques spirituelles.
Pour réconcilier le 'J'ai vu Dieu face à face' des prophètes avec 'Pour l'instant, nous ne voyons Dieu qu'en partie' de saint Paul, on peut avancer au moins deux interprétations: premièrement, saint Paul a pu avoir dit ce 'en partie' par humilité, pour ne pas choquer les lecteurs de son épître; ou, seconde interprétation moins habituelle, il ne connaissait effectivement Dieu qu'en partie à l'époque où il écrivait son épître: il était dans sa phase active, tout occupé à constituer des communautés dans différentes parties de l'Empire romain. Par contre, il a peut-être pu voir Dieu complètement avant son martyre, la proximité de la mort physique accélérant la mort de l'égo et de ses identifications à un rôle de missionnaire ou de prédicateur. Il n'a pu, ou n'a pas voulu parler de cette expérience; c'est une hypothèse qu'on ne peut prouver, mais qu'on ne peut réfuter non plus. Il y aurait d'autres points à discuter, mais venons-en au point crucial: au fond, Jean Chrysostome, en tant qu'évêque et responsable de la discipline, n'aime pas les mystiques: 'Si Dieu nous interdit cette connaissance (sur la manière dont l'âme se trouve dans le corps) c'est afin de nous fermer la bouche et de nous contenir plus facilement, afin de nous apprendre à rester dans notre humble condition, à ne pas vouloir scruter ce qui nous dépasse et à renoncer à une indiscrète curiosité.' (54) En des termes plus directs, il s'agit de la condamnation d'une mystique authentique en faveur d'une sorte de piétisme peureux, réduit, de type paroissial que nous propose Mgr Jean. Il est dommage qu'il ait été autant écouté et suivi.
La véritable question à se poser est la suivante: si on limite a priori les possibilités d'expériences spirituelles, ne les décapite-t-on pas d'avance? Ceux qui rejettent la possibilité du libéré-vivant devraient se demander s'ils ne sont pas les descendants du Grand Prêtre qui a déchiré ses vêtements (Mt XXVI, 15) quand Jésus a accepté le titre de 'Fils de Dieu' alors que jusque là il avait préféré l'appellation de 'fils de l'homme'. En ayant peur de la notion de libéré-vivant, l'institution manifeste une autre peur, en quelque sorte archétypale, celle du retour du Christ non pas sous forme messianique, mais sous forme humaine comme la première fois. Cette peur a bien été mise en évidence par Dostoïevski quand il a fait se rencontrer le Christ avec le Grand Inquisiteur. Un libéré-vivant, de par le simple fait qu'il est son propre maître, est une impossibilité dans une institution centralisée comme l'Eglise. Celle-ci a hérité directement du modèle impérial romain. Le libéré-vivant doit être neutralisé d'une manière ou d'une autre, non pas par raison d'Etat, mais par raison d'Empire si l'on peut dire, ce qui est encore plus sérieux... Dans l'hindouisme; une des fonctions du libéré-vivant est de rafraîchir l'interprétation des textes sacrés par son expérience directe. C'est là ce qui manque au christianisme, ce qui fait que l'Eglise se rabat sur les exégètes ou les chercheurs du CNRS pour essayer de retrouver un second souffle; mais le résultant sur le progrès spirituel des gens reste superficiel.
La non-dualité en Occident : la théorie et la pratique.
Je n'ai rien à dire de technique sur les pratiques de la non-dualité en occident, et je renvoie chacun à l'enseignement spirituel qu'il suit. En revanche , je peux dire -et j'en suis convaincu-, qu'une pratique est nécessaire. Dans la tradition indienne, le véritable enseignement de la non-dualité se faisait surtout de maître à disciple, comme d'ailleurs dans le zen. Puis il y a eu des personnes comme Vivekananda qui sont venues et ont développé un 'védanta pratique' en alliant une méditation non-duelle avec un engagement dans le travail social, ce qui créait un équilibre. En effet, les risques d'une non-dualité mal comprise sont évidents. Dans un premier temps, il y a le raisonnemnt primaire selon lequel: 'Tout est dans tout, donc je fais n'importe quoi'. C'est là qu'il faut comprendre une différence de contexte culturel: les hindous peuvent se passer assez facilement d'un Dieu personnel qui punit car ils considèrent la loi du karma comme évidente. Ils croient fermement en une responsabilité de l'individu qui se prolonge jusque dans les vies ultérieures. Je pense qu'il ne peut y avoir d'enseignement sérieux de la non-dualité, de l'impermanence et de l'irréalité du monde s'il n'y a pas d'éducation du sens de la responsabilité en même temps. Un autre risque de l'enseignement de la non-dualité et de la réalisation spontanée est la paresse. Le problème n'est pas nouveau. Le maïtre zen Myoë se plaignait déjà de cela au XIIIe siècle: 'La loi est sans aspect. Il apparaîtra donc des disciples qui aimeront s'allonger paresseusement'...(55) Un autre de ces risques est l'orgueil -il n'est pas difficile de répéter (je suis Dieu' ou 'J'ai l'éveil' - un perroquet pourrait sans doute le faire si on le conditionnait à cela. La difficulté est bien sûr d'avoir un éveil réel. De plus, un minimum de bon sens permet de comprendre qu'on ne peut guère dire: 'Je suis éveillé' puisque si on l'est réellement, qui est encore là pour dire 'je'? Il est vrai qu'en lisant des textes non dualistes traditionnels, on a l'impression que l'éveil peut survenir comme un coup de baguette magique. Mais en même temps magie se dit 'maya' en sanskrit, et c'est justement à cette maya qu'il faut mettre fin. Chez quelqu'un qui est fasciné encore la plupart du temps par la magie du monde multiple, un tour de magie supplémentaire est-il suffisant pour faire émerger la Réalité? Après les nouveaux philosophes et les nouveaux pauvres, verra-t-on les 'nouveaux' sophistes' cherchant à justifier par des tours de passe-passe une absence de pratique personnelle? La non-dualité, c'est comme une perte de support, c'est comme rester suspendu dans le vide. Qui ose se lancer?
La notion de dvandvatita, 'au-delà des contraires' doit être bien comprise. Le jnani (sage non-dualiste) est certes au-delà des concepts de bien et de mal mais disons qu'il se situe quand même plutôt du côté du bien : il n'a en effet aucune raison de faire du mal, un mal qui serait de toutes façons inspiré par un égo qu'il n'a plus. Le 'jnani' est plutôt au-dessus des notions de pur et d'impur. Il a également dépassé les obligations rituelles. Parfois, il peut avoir des comportements criticables aux yeux de ses diciples, mais il n'a pas besoin de se justifier vis-à-vis d'eux par des explications ou des raisonnements. L'intensité de son amour est suffisante pour que ceux-ci comprennent que le sage agit pour le bien des autres à long terme. En ce qui concerne les maîtres non-dualistes, la parole de l'Evangile garde toute sa valeur : 'Jugez l'arbre à ses fruits'. Celui qui laisse entendre qu'il est libéré l'est-il réellement de la dépendance à l'argent, à la force sexuelle, à sa propre image de marque en tant qu'enseignant et de la tendance à manipuler? En vivant pendant quelques temps auprès de lui avec ces quatre critères bien présents à l'esprit, on doit pouvoir s'en rendre compte assez bien et on saura si le premier attrait éprouvé pour l'enseignant était justifié ou non.
Un autre sujet qui me semble important à envisager si l'on souhaite le développement d'un non-dualisme crédible en Occident, c'est la loi de l'offre et de la demande; le 'marché' spirituel est-il régi par cette loi, ou réussit-il à la transcender? Sai Baba de Shirdi, certainement le saint le plus populaire de l'Inde du XXxe siècle, aurait bien voulu parler de la Libération à ses visiteurs, mais ceux-ci lui demandaient le plus souvent des grâces matérielles ou des miracles. Il se résignait à en faire tout en disant: 'Je leur donne ce qu'ils me demandent, en attendant qu'il me demandent ce que je veux leur donner.' Beaucoup de chercheurs' cherchent surtout à entrendre ce qui leur plaît. Il vont chercher un psychologue -ou pourquoi pas un enseignant spirituel, c'est plus prestigieux- pour approuver tous les mauvais coups qu'ils font, en somme pour acheter comme au Moyen-Age des indulgences; dans leur forme moderne, elles peuvent correspondre à des promesses du paradis de la Réalisation sans se fatiguer; l'effort étant laissé aux primitifs qui ne connaissent ni les TGV ni les ascenseurs spirituels mais qui se contentent d'aller avec leurs deux jambes et de compter sur leurs propres forces. Le proverbe indien: 'Quand le disciple est prêt, le gourou arrive' a aussi son côté négatif, son ombre: 'Quand le disciple est prêt à se faire embobiner, les gourous affluent'...
Un défaut des Occidentaux d'aujourd'hui par rapport au mode d'enseignement traditionnel, c'est qu'ils se lancent trop facilement dans la prise en charge spirituelle des autres, l'ouverture d'un centre, etc... Il y a là un mélange de prosélytisme de nouveau converti et souvent aussi, de nécessité financière. Même si par cette activité de prise en charge ils peuvent développer une certaine habileté pédagogique, leur progrés intérieur risque fort d'être entravé, compliqué par un problème de double personnalité -celle de l'enseignant et celle de la personne privée- cohabitant dans le même corps. Si l'on souhaite une pratique du non-dualisme qui soit crédible, une réduction des images mentales qui viennent d'un excès d'information et de loisirs audio-visuels doit être recherchée. Nous avons déjà mentionné cela : tout ce qui pénètre dans le mental y laisse des traces ; en cela la psychologie est d'accord avec le yoga. L'expérience spirituelle n'a pas besoin d'intermédiaires, elle est immédiate, j'aimerais pouvoir dire 'immédiatique' afin de condenser en un mot la nécessité d'une sérieuse mise à distance de cette nouvelle forme de pollution. Il y a deux proverbes de la Chine ancienne qui peuvent aiguiser le discernement dans le domaine de l'enseignement spirituel: 'Attirer beaucoup de monde n'est le plus souvent pas une preuve de sagesse, mais d'habileté ;' et 'Celui qui sait pratique, celui qui ne sait pas enseigne.'
Le dernier contrepoint du deux et de l'Un
Si l'on veut un véritable dialogue entre les non-dualistes et les dualistes, il est important de savoir ce que les non-dualistes pensent des dualistes. C'est ce que j'ai essayé entre autres de préciser dans cette étude. D'habitude, la comparaison entre ces deux grandes tendances est faite soit par des théologiens chrétiens, soit par des universitaires qui se sentent obligés de rester d'une neutralité avoisinant l'aseptie. Ce n'est pas ma position. Je préfère parler directement du point de vue de la voie que je suis depuis huit ans que je réside en Inde, c'est à dire la non-dualité et exprimer clairement la façon dont je vois les choses. En un sens, vu du sommet, la différence entre les deux voies de connaissance et de dévotion est infime. Le dualisme tend vers sa propre limite, et le non-dualisme y arrive. Cependant, du point de vue du mystique qui est en progrès, cette différence peut représenter un grand précipice, une véritable nuit de l'esprit. Cela survient quand il s'aperçoit que la divinité avec laquelle il pouvait parler, avoir des visions se dissout et que sa forme n'était peut-être que la projection de son propre mental. S'il passe cette épreuve, il découvre la déité au-delà de Dieu, de que nous avons appelé le 'méta-théisme' au-delà du monothéisme.
On ne peut suivre toutes les voies à la fois. Cependant, on dit souvent en Inde que chez un vrai jnani, il y a un bhakta qui se cache et vice versa. Amour et connaissance vont de pair. L'amour purifié dont parle saint Jean est en fait très proche de la connaissance. Vivekananda pouvait dire: 'Le véritable athéisme, c'est de ne pas croire en soi-même.' Des maîtres spirituels de l'Inde moderne comme Ramakrishna, Ma Anandamayi et actuellement Ma Amritanandamayi montrent bien qu'il est un état où l'on peut aller et venir entre Amour et Connaissance avec une aisance parfaite. On peut trouver dans les Evangiles, en particulier dans le discours de la dernière Cène chez Jean, de 'grandes paroles' analogues au mahavakyas des Upanishads comme 'Tu es cela' etc. Elles peuvent servir d'objet de méditation pour des chrétiens qui veulent évoluer vers le non-dualisme, nous l'avons déjà dit plus haut: 'Je suis en mon Père, vous êtes en moi et moi en vous' (Jn XIV 10) ou encore 'Que tous soient Un: comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'eux aussi soient Un en nous' (Jn XVII 20); ailleurs, quand Saint Paul dit: 'Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.' (Gal, II, 2O), on peut se demander dans cette affirmation, de quel 'je' s'agit-il. Que devient la personne de départ? Où va la personnalité?...
On trouve ailleurs de ces formules d'unité qui résonnent en nous comme des mantras, par exemple la fameuse expression de Spinoza: 'L'amour dont l'âme aime Dieu est une partie de l'amour dont Dieu s'aime lui-même'.(56) ou cette parole que Ma Anandamayi répétait souvent: 'Le Soi éternel, le pèlerin éternel, c'est Lui, c'est Lui seul'. Mgr Eugraphe Kovalevsky recommande une prière dont l'efficacité expérimentale est, dit-il; absolue -peut-être est-ce parce qu'elle est l'expressioon directe d'un christianisme non dualiste. Cette prière est très simple: 'Aime'Toi Toi-même en moi.' (57) Saint Paul opposait la sagesse des philosophes à la folie de la dévotion au Christ. Mais il semble que la dévotion soit devenue bien sage, et bien familiale: au Père et au Fils est venu s'ajouter la Mère; le 'fou' est plutôt bien entouré. Par contre, celui qui suit avec intensité une voie de la connaissance ne peut-il être appelé un fou de Dieu authentique? Il en arrive en effet à un tel point qu'il n'y a plus fou ni Dieu. Le non-dualisme est particulièrement intéressant pour un moine, on le sait en Inde, où le védanta correspond au quatrième stade de la vie, celui du renoncement (sannyas); En effet, le moine dont le nom signifie 'seul' 'un' n'aspire-t-il pas à l'Unité? Pourquoi devrait-il être condamné à perpétuité à la dualité métaphysique par une théologie qui s'est trop laissé influencer par l'expérience commune de la dualité dans la vie ordinaire? Le mendiant qui n'a qu'une pièce de monnaie s'y accroche désespérément car il n'a rien d'autre. Ne serait-ce pas tout simplement par manque d'expérience mystique que nombre de théologiens s'accrochent aux différences, là où celui qui a la pleine richesse de l'expérience intérieure voit l'unité?
On pourra m'objecter que j'ai tiré la couverture dans le sens de la non-dualité dans cette étude, et que je n'ai pas tenu assez compte du contexte dualiste où la plupart de ces paroles ont été prononcées. Mais justement, comme je l'ai déjà fait remarquer pour Maître Eckhart, c'est parce qu'elles ont été prononcées dans un contexte dualiste qu'on peut être sûr qu'elles ont jailli de l'expérience elle-même plutôt que d'un conditionnement ou d'un apprentissage. Un mystique peut se satisfaire dans sa jeunesse du dualisme qui est une métaphysique de la dépendance; mais quand il mûrit, il aspire à vivre une métaphysique de l'Indépendant, du Seul et du Un.
Une seule lumière
La voie de la connaissance amène à la tolérance de par sa méthode apophatique qui consiste à se dégager régulièrement des idées préfabriquées, des slogans. Il est consolant de voir qu'à un moment où le christianisme avait une politique d'expansion plutôt passionnelle, un mystique comme le Pseudo-Denys -qui suivait la voie de la connnaissance- pouvait écrire: 'Tout ce qui n'est pas selon cette vérité disparaît devant l'indiscutable de la vérité intrinsèque ; aussi, ayant fait mienne cette opinion que je crois bonne, n'ai-je jamais cherché de controverse avec les Grecs ou avec d'autres, car il me suffit de connaître la vérité. Plaise à Dieu qu'il me l'accorde!' (58)
Il y a un rapprochement intéressant à faire entre l'Orient chrétien et cet autre Orient qu'est l'Inde à propos de l'expérience non duelle: la lumière incréée si importante dans la mystique orthodoxe correspond à 'svaprakasha', la lumière spontanée du Soi dont on parle souvent dans le védanta. Après tout, pourquoi de cet Orient où le soleil se lève naîtraient deux lumières différentes?
Il n'y a pas une différence si grande entre la voie de la dévotion qui dit 'Je suis Tien' et celle de la connaissance qui dit 'Je suis Toi' Dans les deux cas il s'agit d'une dissolution de l'égo qui ouvre les portes du pur Amour, ou de la félicité de la Connaissance complète (vijnanananda).
En conclusion de cette étude, j'aimerais laisser la parole à Kabir, ce sage qui était tisserand dans la Bénarès du XVIe siècle:
Si je dis 'Un', ce n'est pas cela.
Si je dis 'deux', c'est de la calomnie
Kabir a beaucoup médité sur cela
C'est comme c'est.
Table des matières |
Laurent Jouvet, moine universel nous parle de mystique chrétienne d'une façon profonde et pratique : https://youtu.be/yraNRsOnFl4?si=Qp5jVMy8Q-gVhhSY
Chapitre I : de l'arrêt du mental
- 1. Les Récits d'un pèlerin russe Points Sagesse Seuil
- 2. Swami Ramdas les Carnets de pèlerinage Albin Michel Spiritualités vivantes
- 3 . Vigne J. la répétition, Thèse de médecine, 1983 Paris, Saint-Antoine
- 4. Monchanin J 'Mystique de l'Inde, mystère chrétien' Fayard 1974 avec un chapitre sur 'Hésychasme et Yoga'
- 5. Patanjali Yoga Sutras Spiritualités vivantes
- 6. de Smedt Eloge du silence Albin Michel
- 7. Le Saux H 'Initiation à la spiritualité des Upanishads (partie sur le sannyas) Présernce 1979
- 8. Talks with Ramana Maharshi; Ramanashram Tiruvanamalai; p.457
- 9. Ma Anandamayi Words p.60 SMCS Calcutta
- 10. Nisargadatta Maharaj I am That Chetanya Bombay p.261 publié en français aux Deux Océans 'Je suis Cela'
- 11 Tripura Rahasya; Ramanashram, p.67
- 12. Sermons sur le zen, Spiritualités vivantes p.48
- 14. Staal Advaita and Neoplatonism Madras p.169
- 15. Lossky 'Essai sur la théologie mystique de l'Eglise d'Orient' Le Cerf; p.205
- 16. Delseille Pl L'évangile au désert Oeuil p.294
- 17 Jean Climaque L'échelle Sainte Abbaye de Bellefontaine p.142
- 18. Kadoublovsky & Palmer Early Fathers from the Philokalia Faber, London, p.188
- 19. Deshimaru 'La pratique du zen' Spiritualités vivantes
- 20 Hausherr Hésychasme et prière Institutum. Orientalium Studiorum Rome, p.11
- 21 Guy JC Paroles des Anciens Points-Sagesse Seuil p.45
- 22 ib p.45
- 23 ib p.120
- 24 Delseille op.cit. p.322
- 25. Kadoublovsky op.cit. p.204
- 25 Leloup JY Paroles du Mont Athos p.34
- 27. Kadoublovsky p.84
- 28 Guy p.64
- 29 Leloup p.82
Chapitre II: Psychologie de l'ascèse
- Guy op cit p.6O
- Aimé Michel Métanoïa, phénomènes physiques et mysticisme Spiritualités vivantes p.78
- Guy p.57
- Lacarrière Les hommes ivres de Dieu Points-Sagesses
- Guy p.77
- Ib p.77
- Kadoublovky p.219
- Jean Climaque p.142
- Ib p.299
- Ib. p.115
- Guy p.169
- Kadoublovsky p.213
- Delseille op.cit. p.180
- Ib p.170
- Leloup p.33
- Kadoublovsky p.220
- Kovalevsky La quête de l'esprit Spiritualités vivantes p.194
- Lossky op.cit. p.203
- Hausherr La Philautie Pont Institutum Orientalium Studioraum Rome p.44
- Ib p.45
- Ib p.54
- Nisargadatta Maharaj Prior to Consciousness Acorn Press USA p.67
- Swahananda Meditation and its method Advaita Ashram Calcutta
- Kadloubovsky p.78
- Winn D The manipulated Mind Octoagon Press London p.70
- Vigne Meditation et psychologie (Chapitre sur les substances) Spiritualités vivantes
- Saint Athanse Saint antoine, le Père des moines Cerf p?66
- Drewermann E Fonctionnaires de Dieu Albin Michel p.241-251
- Hausherr p.128
- Saint Athanase p.82
- Guy p.68
- Jourdan Michel La Vie d'ermite Spiritualités vivantes
- Sur la question de l'obéissance et du martyr, cf Vigne Jacques Elements de psychologie spirituelle Spiritualités vivantes p.166 et 173
- Kadowaki Le zen et la Bible Albin Michel p.229
- Drewermann op.cit. p.418-529 et 6O4-631
- Le Message Orthodoxe n° spécial sur le Mont Athos aujourd'hui n°95 p.56
- Ib p.42
- Clément Olivier Berdiev DDB p.229
- Kadoublovsky op.cit. p.275
- Srimad Devi Bhagavatam Munshiram Delhi p.26
- Bloom A in Technique et Contemplation DDB p.59
- Vigne J Le maître et le thérapeute Spiritualités vivantes p.62
- Meyendorf Gregory Palamas and Orthodox spirituality St Vladimir Seminary Press USA p.96
- Jean Climaque p.176
- If p.268
- Guy p.71
- Ib p.96
- Jean Climaque p.310
- Vivekananda Meditation and its Methods Advaita Ashram p.130
- Guy p.15
- Hausherrr La Philautie P.190
- 19. Meyendorf p.21
- Brosse Jacques Le zen et l'Occident Albin Michel 1992
- Grant S Towards an alternative theology Asian Trading Corp Bangalore
- Pseudo-Denys La théologie mystique Migne Brépols p.8
- Lossky ch II
- Lacombe et Gardet L'expérience du Soi DDB deuxième parrtie
- Brosse op.cit.p.250
- Ib p.249
- Camus A La peste Gallimard p.276
- Pannikar R The Unknown Christ of Hinduism Longman & Todd London
- Cité par Staal p.10
- Sermons sur le zen p.138-139
- Clément p.152
- Lossky pp.119
- Clément p.152
- Varela F 'L'inscription corporelle de l'esprit Seuil p.97-130
- Nisrgadatta Prior to Consciouness p.121
- Maître Eckart Sermons II p.147
- Bader J Meditation in Shankara Vedanta Aditya Prakashan Delhi ch III
- Vigne Le maître et le thérapeute Spiritualités vivantes
- Nisargadatta op.cit; p.90
- " Graines de conscience Les Deux Océans
- Weldenfels La méditation en Orient et en Occident Seuil p.59
- Bloom p.50
- Kadoublovsky p.140
- Ib p.141
- Guy p.42
- Lossky p.197
- The Mountain Path Ramanashram Tiruvanamalai juin 1994 p.76
- Lossky p.128
- Eckart I p.65
- Sharma CH A Critical Survey of Indian Philosophy Motilal Banarsidas Delhi p.167-171
- Vigne Eléments de opsychologie spirituelle p.124-131
- Sharma p.372
- Vivekananda Jnana Yoga Advaita Ashram p.1392
- Tripura Rahastya Ramanashram Tiruvanamalai p.123
- Godman D in the Mountain Path dec 1993 p.182
- Jean Climaque p.302
- Guy p.30
- Ib p.40
- Lossky p.234
- Ib 2O9
- Ib p.227
- Delseille p.2O7
- Ib p.227
- Le Mont Athos aujourd'hui p.55
- Kadloubovsky p.137
- Kovalevsky p.184
- Barzel B Mystique de l'ineffable dans l'hindouisme et le christianisme: Shankara et Eckhart Le Cerf, ch.IV en particulier
- Silesius A Le pèlerin chérubinique Aubier p.244
- Waldenfels p.72
- Staal p.168
- Jean Chrysostome Homélies sur l'incompréhensibilité de Dieu Albin Michel p.15
- Ib p.38
- Ib p.101
- Sermons sur le zen p.22
- Vallin G Voie de gnose, Voie d'amour Présence p.113
- Kovalevsky p.248
- Pseudo-Denys p.74
- Hess Linda The Bijak of Kabir Motilal Banarsidas Delhi p.1O3