Table des matières

Chapitre III

Une ascèse pour aujourd'hui

Souffrance, sexualité, spiritualité

Le Bouddha disait :'Il y a une voie hors de la souffrance. Il a été droit au fait: le but d'une discipline spirituelle n'est pas d'ajouter de la souffrance, mais de mener hors d'elle. Chaque voie a sa spécificité: dans la dévotion, on cherche à diminuer le plus possible son égo devant le Divin, dans la voie de la connaissance, on s'identifie directement à lui; le risque de la dévotion, c'est la dépendance et l'affaiblissement, celui de la voie de la connaissance, c'est l'arrogance. Dans tous les cas, on devient ce qu'on médite: en ce sens-là, la rumination indéfinie des péchés du passé ne peut que faire redescendre. Il faut bien voir que la culpabilité est souvent auto-entretenue par la jouissance venant du fait de repenser au bon temps qu'on a eu en fautant auparavant. Quant aux démons, il s'agit de formes subtiles qui n'ont ni plus ni moins de réalité que notre mental lui-même. Si on les appelle sous prétexte de les combattre, ils vont venir pour de bon. Cependant, il est vrai que cela pourra stimuler l'énergie des moines qui ont un tempérament plutôt combattif. La méditation sur la souffrance en tant que souffrance n'a guère d'intérêt. Un jésuite comme le Père Kadowaki qui a écrit sur le zen et la Bible le reconnaît'. (1)

Une question brûlante et qui l'a toujours été est celle du rapport entre la vie sexuelle et l'évolution spirituelle. En Inde, ceux qui ont un intérêt pour la vie spirituelle peuvent soit être renonçants d'emblée (nitya brahmacharis) soit se marier et à partir d'un certain âge s'éloigner de leurs enfants en allant avec leur épouse ailleurs (vanaprashta) pour faire des pratiques spirituelles plus intenses. Il semble que les grands rabbis du judaïsme aient fait de même. Les Occidentaux vivent souvent avec le rêve qu'il existe ailleurs des sociétés où la sexualité serait complètement libérée, mais je ne pense pas qu'une telle société existe de façon stable. J'ai vécu quelques temps avec un groupe soufi dans un pays musulman, où on ne reconnaît donc pas la valeur du célibat pour raison religieuse. Cependant, les rituels quotidiens sont saturés de l'idée de pureté et de contrôle de la sexualité, et la religion s'appuie lourdement sur cela pour pénétrer profondément dans l'esprit des fidèles. J'ai pu parler avec un anthropologue qui vit une bonne partie de l'année dans les villages de Chine. La sexualité y est aussi très contrôlée par la société, les enfants sont mariés par les parents, comme en Inde et le reste à l'avenant

En dehors de la nécessité sociale évidente d'une certaine discipline sexuelle, il y a dans le lien entre religion et sexualité la prise de conscience que les racines de cette dernière sont à la base du mental. On peut dire schématiquement qu'une maîtrise consciente de la sexualité, par la méditation et non pas par le refoulement, est proportionnelle à la capacité d'intériorisation. Evidemment, certains comme Drewermann disent en substance que la chasteté à long terme n'est plus possible en Occident actuellement. (2) Je pense qu'il a raison dans son analyse des multiples manières dont le système ecclésiastique récupère la notion de chasteté pour s'auto-consolider. J'estime aussi comme lui que les prêtres devraient avoir la possibilité d'être mariés comme dans le protestantisme, l'orthodoxie et les autres religions. En revanche, je pense à l'opposé de Drewermann que certains êtres -en général des moines- peuvent réellement transmuter l'énergie sexuelle en énergie spirituelle et réaliser l'union du masculin et du féminin en eux-mêmes. Si l'on parvient à connaître un bonheur intérieur dépourvu de toute connotation érotique, cela signifie qu'on est proche d'une joie complètement indépendante et donc parfaitement stable. Je ne dis pas que cette voie est facile; mais on peut l'apprendre en vivant auprès d'un maître spirituel qui a réussi dans cette voie plutôt que par les livres. Les hindous attachent une grande importance à la chasteté pour obtenir une montée de la kundalini stable (ojhas). Il est intéressant de noter que le nom que la tradition grecque donne à la continence sexuelle est enkratéeia, c'est à dire la 'force en dedans'-un terme finalement très proche des mots 'énergie' ou 'enthousiasme', ce dernier terme signifiant 'Dieu en dedans'.

Je comprends l'attitude de thérapeute de Drewermann qui, voyant des patients coincés dans un célibat qui ne leur correspond pas ou plus leur dit: 'Mariez-vous'. Mais parfois, la fascination du changement représente aussi une fuite. Quand j'étais thérapeute, un grand nombre de mes patients étaient centrés sur leurs problèmes de couple; il est vrai que ma première réaction intérieure était d'avoir envie de leur dire: 'Laissez tomber cette relation et vivez seul: vous verrez qu'on n'en meurt pas...' cependant, la meilleure solution est dans la plupart des cas d'essayer de faire vraiment face à ses problèmes là où on est et selon la vocation qu'on a choisie.

Par ailleurs, Drewermann met au pinacle l'approche psychanalytique ; il est évident par cela qu'il n'a pas vécu comme je l'ai fait dans un milieu 'psy', où les querelles de pouvoir; d'églises, de chapelles voire de sous-chapelles n'ont rien à envier au système ecclésiastique. Par ailleurs, bien qu'il paraisse ouvert en théorie à l'Orient, il ne parle guère des diverses techniques psycho-somatiques de méditation comme moyen d'explorer son mental en pratique. Pourtant, il semble que pour des clercs qui ne sont pas trop perturbés, le retour à ces techniques soit plus indiqué que celui à la psychanalyse. Cette dernière est en général saturée de préjugés matérialistes - alors que les méditations traditionnelles partagent l'essentiel avec le christianisme, c'est à dire une centration sur la recherche de l'Absolu. Drewermann, comme souvent les thérapeutes, voit les choses à travers les lunettes de sa clientèle, c'est à dire des prêtres et des religieuses qui ont des problèmes. Les moines qui réussissent dans leur vie spirituelle n'ont aucune raison de venir le consulter.

De la pollution mentale

Que dire de l'ascèse dans le monde d'aujourd'hui? Je ne suis pas enseignant spirituel, aussi je renvoie chacun à la voie et au maître qu'il suit. La seule remarque que je voudrais faire ici, ayant parlé de la spiritualité du désert, est d'ordre psychologique. Avant de rêver à partir faire des expériences dans un vrai désert, il serait bon d'apprendre à filtrer le bruit qui nous vient de l'extérieur, en particulier par des informations à sensation véhiculées par les médias. Il y a là une pollution mentale considérable; j'espère que cette notion de pollution mentale émergera très prochainement dans le public, de même que sont ressorties les notions de pollution sonore ou de diminution de la couche d'ozone. Je ne pense pas qu'il y ait lieu de faire de notre 'intérieur' un désert; en revanche on peut en faire un 'parc naturel' où notre vraie nature peut-être protégée et se développer d'elle-même à l'abri de l'invasion désordonnée d'éléments extérieurs.

Il ne faut pas croire que la tentation de l'ascèse excessive soit du passé. Dès que les gens ont passé le stade de la 'mystique hippie' -'faites l'amour et pas la guerre'- et qu'ils ont compris qu'il fallait de l'intensité dans la voie spirituelle, ils peuvent être tentés: pour les uns, ce sera une répétition de jeûnes prolongés sous couvert de justification diététiques; pour d'autres, ce sera une pratique du hatha-yoga à s'en rompre les articulations, sous tendue par un désir inconscient de punir le corps d'être ce qu'il est. Quant aux moines orthodoxes, la tentation de l'épascèse reste présente. J'ai pu relever dans un Paterikon (recueil de pensées ou d'actions de Pères décédés relativement récemment) de 1985 au Mont-Athos des faits de ce genre: un moine a prié huit jours debout sans dormir ni manger (3); un autre a été trouvé à moitié mort après un jeûne de six semaines; un troisième est hautement loué pour avoir passé sa vie à se faire violence au-delà même des possibilités de la nature' (4) et enfin on a pu dire d'un autre vieux moine après sa mort qu'il a passé 56 ans sans franchir l'enceinte de son monastère.

Les passions religieuses n'ont pas non plus épargné la sainte montagne de l'Athos dans l'histoire récente. Au début du XXe siècle, certains moines eurent l'intuition mystique que Jésus et son Nom ne faisaient qu'un. C'est là une idée courante en Inde: nam (le Nom) et nami (Celui qui est nommé, Dieu) ne font qu'un. La doctrine de ces moines qu'on a appelé onomatodoxes déplut aux autorités centrales de l'Eglise orthodoxe. Elles en rendirent compte au Tsar qui envoya la marine de guerre pour chasser les nouveaux mystiques de l'Athos (5). On pourrait appeler cela la querelle des onomatodoxes et des 'intégrodoxes', et rêver sur l'utilité de l'artillerie de marine en théologie mystique...

Le principal travers de l'ascèse excessive, c'est qu'elle peut dégoûter les gens de la vie spirituelle tout court. Récemment, je me suis rendu à Saint-Pétersbourg où j'ai pu assister à un office dans le plus grand monastère de femmes de la ville. En un sens, c'était beau de voir une vie religieuse renaître après soixante-dix ans de persécution. Cependant, on peut se demander si l'ascétisme sévère qui se dégageait de ces femmes en noir fera beaucoup pour réintéresser les masses russes à la vie spirituelle. A propos de la manière dont les excès d'ascèse peuvent faire disqualifier la vie monastique, nous pouvons faire un saut en arrière et revenir au début du Ve siècle au monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Cette institution a pu subsister en milieu musulman grâce à une lettre du prophète Mohamed lui-même remerciant les moines de l'avoir hébergé alors qu'il était lui-même persécuté. Si cette lettre n'est pas un faux, on peut imaginer la rencontre du futur fondateur de l'islam avec son hôte qui a tout à fait pu être Jean Climaque ou son maître Martyrius. Ayant vu ci-dessus l'austérité de leur enseignement, on peut se demander si une sévérité de vie si grande n'a pas influencé Mohamed dans son interdiction globale de la vie monastique pour ses disciples, et par suite pour l'islam tout entier.

Le but de la pratique spirituelle est la joie; celle-ci doit être aussi son moteur. Les Pères évoquent une alchimie des émotions analogue à celle pratiquée chez les Tibétains qui cherchent à transformer les 'poisons en remèdes'; D'après les Pères, on doit tenter de 'transformer la colère en charité, et le plaisir en joie'. Isaac le Syrien affirmait: 'L'humilité peut provenir de la peur de Dieu, de son amour ou de la joie.' (6) Cette joie était sans doute ce qui a valu à saint Séraphime de Sarov la dévotion du peuple russe. Nous avons mentionné dans un autre texte de ce site sur 'Maître et disciple dans le christianisme' qu'il saluait les gens en les appelant 'ma joie'; parfois, il montrait une icône du Christ en disant 'voilà ma joie' puis il sortait une icône de la Vierge de tendresse en ajoutant 'voilà la joie de ma joie'. Il affirmait que celui qui avait atteint la paix pouvait convertir mille personne, mais celui qui a atteint la joie peut en convertir dix mille. Le seul problème des expériences de joie, c'est que, comme toutes les autres expériences, elles ne sont pas vraiment permanentes; mais elles sont néanmoins un signe de progrès sur le chemin; Les Pères disent; 'Quand tu ressens la joie au-dessus de toute joie, sache que tu es dans la vraie prière.'

Hésychasme et yoga

Il y a eu dans l'histoire de grands conflits autour de l'hésychasme et de l'utilisation du corps dans la prière. Ces conflits ont culminé dans la dispute entre Grégoire Palamas et Barlaaam au XIVe siècle; Le Palamite était en faveur de l'utilisation du corps et de la respiration pendant la prière de Jésus, et voyait en cela non pas un obstacle mais une aide au but final de l'intériorisation, à savoir un état stable d'union à Dieu au-delà des vicissitudes et des variations constantes de l'état corporel. Nous avons déjà vu dans la partie 'Respect et identification du corps' que la descente dans le corps et la libération de l'esprit sont les deux phases successives d'un même processus et n'ont donc pas à être opposées.

'Hésychia' signifie 'repos' et l'hésychaste d'après Jean Climaque est celui qui dit : 'Je dors mais mon coeur veille' (Cant 5, 2) Dans la tradition hindoue du shaktisme (centrée sur le culte de la Mère divine), c'est le repos yoguique (yoga-nidra) qui est l'état suprême, la première manifestation du pouvoir de la Déesse. Le Dévî Bhâgavatam (7) explique que c'est seulement quand il fut capable de sortir de son yoga-nidra -de son sommeil- que Vishnou a pu créer le monde; Donc cette état est supérieur aux fonctions de création, de préservation et de destruction de l'univers. La concentration sur le coeur conseillée dans l'hésychasme est pratiquée aussi dans le yoga (le chakra du coeur a pour nom 'anahata'). La rétention du souffle et l'inclinaison forcée de la tête vers l'avant conseillée par Grégoire le Sinaïte rappelle les pratiques de pranayama et de jalandhara mudra en yoga. Pour Patanjali, la 'concentration sur le coeur fait voir le mental profond (citta)' (Yoga-sutra, III; 35), pratique qui fait accéder à une connaissance complète de soi-même.

Il existe une technique hindoue très ancienne (9) qui n'a pas encore été développée dans l'hésychasme, mais qui le sera peut-être un jour car elle est puissante: il s'agit en récitant le mantra de ne plus simplement rester centré sur le coeur mais de déplacer son attention dans tout le corps partie par partie pour y 'installer son Dieu' (nyasa). La prière du coeur devient ainsi également prière du corps et favorise la transparence de tout l'être. Du point de vue psychologique, l'association d'une parole ou d'une image à chaque partie de corps favorise son intégration à la mémoire profonde. Du point de vue spirituel, si l'on choisit un point de concentration unique à long terme, il est préférable de choisir le coeur ou l'un des chakras supérieurs; en revanche, pour une personne plus expérimentée, n'importe quel point du corps peut être le point de départ d'une méditation -qui débouchera de toutes façons au delà du corps.

L'une des formules courantes de l'enseignement des Pères est: 'Pense à Dieu plus souvent que tu ne respires'. Et Jean Climaque, lui, nous dit: 'Que le Nom de Jésus soit uni avec ton souffle: tu comprendras alors la valeur de la solitude'. (I0) cette dernière pratique correspond en Inde à l'observation du souffle associée à la récitation d'un mantra et elle est très répandue. L'observation du soufflle correspond aussi à l'anapana-satti des bouddhistes, technique qui à elle seule, disent-ils, peut mener au nirvana.

Venons-en maintenant aux évocations indirectes d'un éveil de la kundalini dans le témoignage des Pères. La kundalini représente l'énergie intérieure fondamentale, la déesse au-dedans. En hébreu, ruah, l'esprit, est en fait féminin, et la pratique des Pères vise à éveiller cette force intérieure; Jean Climaque sentait bien, malgré toute son austérité, que son énergie intérieure était basée sur le corps, ce qui l'incitait malgré tout à une certaine modération: 'Si je lui porte un coup décisif (au corps), je n'ai plus la force nécessaire pour la pratique des vertus.' (11) Il décrit assez bien la montée de 'quelque chose' sous la pression d'une volonté ferme d'intériorisation; 'Comme l'eau sous pression se précipite vers le haut, ainsi l'âme pressée par le danger s'élève souvent vers Dieu par la pénitence et y trouve son salut.( (12) Nous avons déjà mentionné qu'il faisait l'éloge du silence en le décrivant comme une 'ascension secrète'; Le nom même de son livre 'L'échelle sainte' lui a valu l'appellation de 'Climaque' (de l'échelle), évoquant probablement avec ses trente degrés, les trente vertèbre de la colonne vertébrale (les anciens ne comptaient que trente vertèbres) -ceci dit en passant pour ceux qui s'intéressent au symbolisme du corps humain. La colonne est associée à l'arbre: l'abbé Jean Colobos dit en substance: 'Quand je suis assailli par les serpents et les fauves des pensées, je me protège en grimpant à l'arbre de Dieu.' (13) On retrouve également chez Macaire cette idée de montée qui devait être renforcée par la posture de prière ancienne debout avec les bras ouverts vers le haut: 'Si une pensée étrangère monte en toi, ne regarde jamais vers le bas, mais vers le haut et aussitôt le Seigneur te viendra en aide.' (14) Cette notion de montée ressentie jusque dans le corps paraît tellement fondamentale à Jean Climaque qu'il la place au début de l'exhortation finale de l'Echelle sainte: "Montez, montez, mes frères, disposez avec ardeur des ascensions dans vos coeurs (Ps 83,6)...Prêtez l'oreille à celui qui vous dit: 'Venez, allons à la montagne du Seigneur, à la maison de notre Dieu '(Is 2;3)...qui rend nos pieds comme ceux des biches et nous tient debout sur les hauteurs' (Ps 17, 34)...afin qu'avec son cantique nous ayons la victoire (Hab 3, 19)"(15)

Le retour à l'action après l'ascèse et le silence

Je ne pense pas que ce travail de comparaison entre hésychasme et védanta soit très utile pour ceux qui sont déjà avancés sur le chemin. Comme dit un proverbe japonais: 'Si tu sais et je sais, nous n'avons plus besoin de parler.' Par contre, pour ceux qui cherchent à comprendre les convergences et les différences entre les voies spirituelles, ou qui ont de la difficulté à accepter que celles-ci mènent au même but, ce travail pourra être utile.

Il y a diverses manières d'envisager le retour à l'action de celui qui s'est retiré du monde pour faire l'expérience du grand silence. La forme 'pure' si je puis dire, c'est que le pratiquant arrive au sommet, qu'on l'appelle le 'sahaja samadhi' dans le védanta ou l'union du samsara et du nirvana' dans le bouddhisme mahayana. A ce moment-là, l'action du sage est spontanée et motivée uniquement par la compassion. Cependant, un maître spirituel comme le Bouddha' envoyait ses disciples par deux pour annoncer aux gens qu'il 'y a une voie hors de la souffrance'. On ne peut certainement pas affirmer que chacun de ces moines avait atteint l'état suprême. Vivekananda avait été fortement influencé par le Bouddha et visait l'idéal de l'union complète de la méditation et de l'action: 'L'homme idéal est celui qui trouve, au milieu du silence et de la solitude la plus complète l'activité la plus intense et qui au milieu de l'activité trouve le silence et la solitude du désert. Il a appris le secret de la maîtrise de soi, il est contrôlé.' (16)

Le travail fondamental du moine est de suivre le conseil de l'qnge à Antoine au début des Apophtegmes: 'Antoine, occupe-toi de toi-même' (17) Pourtant Ammonas, un disciple direct d'Antoine, envisageait le retour au monde, ou plutôt au service du monde, comme une évolution naturelle: 'Après une longue purification dans la solitude, l'hésychaste, guéri de toutes ses maladies, est envoyé par Dieu auprès des hommes.' (18)

Dans la tradition indienne, il est clair que le renonçant (sannyasi) abandonne l'action rituelle; sa méditation sur l'Un est au-delà de tout rite. Il est intéressant de voir qu'on retrouve cette notion dans la liberté des débuts du monachisme du désert. Cassien nous dit que les solitaires d'Egypte ne pratiquaient pas l'office car ils priaient continûment (Institutions cénobitiques III-2). Ils avaient aussi souvent abandonné une participation régulière aux sacrements (19). Cette notion de dépassement du rituel s'est affaiblie par la suite; le monachisme devint plus scolaire, les grands monastères se développèrent où il fallait discipliner des groupes importants de novices, les autorités ecclésiastiques centrales tendaient à aligner les coutumes les unes sur les autres. En Occident, la règle de Saint Benoït s'est imposée avec le plus clair de la journée consacré à l'Office et au travail et elle a par là même limité les possibilités d'un monachisme non-ritualiste et celles de la prière pure directement orientée vers l'hésychia; En Orient, le Mont-Athos a accueilli au Moyen-Age jusqu'à quarante mille moines (actuellement, ils sont environ mille trois cent). La pratique de la messe est devenue quotidienne, les messes basses se sont ajoutées aux grands messes, et l'office de la Vierge parfois à l'office régulier, comme chez les Chartreux. On comprend qu'un certain nombre de moines actuels regardent avec envie la liberté des débuts quand les ascètes mûrs pouvaient se consacrer à plein temps à l'hésychia.

Peut-être l'apparition de moines non-chrétiens en France (tibétain, zen) favorisera une sorte de réflexion en miroir chez les chrétiens et un retour à l'essentiel. Un maître zen interrogeait un jour un de ses disciples. Ce dernier, très certainement bon élève, et peut-être même spécialiste de certains textes sacrés ou de leurs commentaires, s'embarqua dans un grande explication. Le maître l'interrompit et lui dit: 'Il y a trop de bouddhisme dans ce que tu me racontes!'... Puisse s'élever parmi les moines ou les laïcs des hommes ou des femmes de l'essentiel capables d'offrir la substance du spirituel sans trop de '-ismes' dedans... Il rendront service.