Table des matières

Chapitre II

Psychologie de l'ascèse

Ceux qui commencent à s'intéresser à la voie spirituelle ont souvent une fausse notion de l'ascèse. Il y a une tendance à prendre prétexte des excès ascétiques de l'histoire monastique pour laisser tomber tout effort et ne rien faire. Entre ces deux extrêmes, il y a un juste milieu à trouver; pour cela, nous allons explorer en profondeur l'ascèse excessive, puis définir ce en quoi consiste l'ascèse juste -comment se désidentifier du corps sans le malmener- et chercher quelles sont les causes qui, dans la tradition chrétienne, ont particulièrement favorisé l'ascèse violente.

Les moines ne sont pas des gens ordinaires. Ils développent par leur pratique une concentration de l'esprit et une intensité peu communes. Pour comprendre les difficultés qu'ils rencontrent, les théories élaborées par des psychologues qui n'ont aucune expérience de la retraite et de la méditation soutenue sont de peu d'intérêt. Après avoir étiqueté l'ascèse de 'masochisme', ils n'ont plus grand chose ni à dire ni à comprendre. Par contre, une psychologie spirituelle comparée peut fournir des références solides dans d'autres traditions. Nous parlerons donc des notions d'ascèse juste et de désidentification du corps à la fois en Inde et dans le christianisme. En Inde, l'ascèse excessive était très répandue au temps du Bouddha. Il s'y était lui-même essayé, puis a défini la règle du juste milieu. La corde de l'instrument de musique ne doit être ni trop tendue ni trop desserrée pour pouvoir donner le son juste. Les anthologies de paroles des Pères du désert évitent les propos ascétiques à outrance; en revanche, j'ai eu la curiosité de lire quelques uns de leurs ouvrages complets, et l'on y trouve des propos d'un ascétisme effrayant mêlés parfois à des paroles sublimes. Nous allons tenter d'éclaircir cela.

L'ascèse excessive : les faits

La surenchère de l'ascèse était un fait tellement courant dans le christianisme qu'on lui a donné un nom spécial: l'épascèse. La référence à la Croix du Christ était la justification officielle de ces excès. Saint Paul lui-même n'hésitait pas à dire 'Je meurtris mon corps et le traîne en esclavage' (Cor 9,26) Il parle aussi de toutes les épreuves qu'il a endurées, la faim, le froid, les persécutions, etc...Celles-ci sont devenues une sorte de référence pour les moines, bien que leur absence de vocation missionnaire les exposaient a priori beaucoup moins aux aléas d'une vie active et itinérante. Macaire, un des premiers anachorètes après Saint Antoine, a donné du moine une définition sans ambiguïté: 'Est moine celui qui se fait violence en toute chose' (1) Cela paraît bien loin de la douceur de l'hésychia...

Commençons par un exemple caricatural d'ascèse violente: 'saint' Eusèbe s'était attaché une chaîne autour du cou qui était reliée aux reins également; comme elle était trop courte, il était obligé de se tenir constamment courbé. Il a gardé cet instrument en permanence pendant quarante ans, jusqu'à sa mort. Cet exemple illustre de manière physique, si l'on peut dire, le risque évident de déviation pathologique qui se cache derrière le besoin 'd'humiliation volontaire'. Un autre moine, lui, était resté vingt ans sans lever les yeux(3)...Autre exemple: à la suite de Saint Syméon le Stylite, il était devenu de bon ton de grimper sur une colonne en guise de cellule. Comme il était cependant difficile de rester seul, les stylites se regroupèrent en communautés. L'une d'entre elles, à Gethsémani, le lieu de l'agonie et des grandes souffrances du Christ comme par hasard, comptait une centaine de membres. Parfois ils ne s'entendaient pas, surtout s'ils étaient de tendances théologiques différentes, et s'invectivaient d'une colonne à l'autre. (4)

A d'autres endroits existaient les 'brouteurs' qui avaient fait le voeu de ne se déplacer qu'à quatre pattes et de manger de l'herbe ou ce qu'ils trouvaient par terre, mais sans se servir des mains. (5) L'abbé Bessarion, quant à lui, avait passé quatorze jours les bras en l'air en prière. Une ascèse courante dans le monachisme oriental est celle des larmes. Pleurer diminue le sens de l'égo, la tendance à la colère et aux désirs. En ce sens, la componction (penthos) est présentée comme l'arme de choix du moine. Là encore, les excès étaient nombreux et la limite avec une dépression masquée plutôt floue. L'abbé Arsène avait tant pleuré qu'il en avait perdu les cils, un autre moine avait pleuré sans discontinuer pendant deux ans jour et nuit (7). En principe, ces larmes devaient être comme celles de l'enfant, mêlées de douceur et de joie; mais le glissement vers la dépression franche (acédie) était facile. Les larmes sont un message de l'enfant pour faire venir la mère. Si elle n'arrive pas, une réaction de désespoir est possible. Les dernières paroles d'un certain nombre de moines expriment la peur de la damnation, ou de pécher durant les dernières heures qui leur restent à vivre. Cela n'est pas un signe de réussite.

Dans le genre ascétique, Jean Climaque est un bon cas à étudier. Rentré au monastère à l'âge de seize ans, il se met sous la férule de l'Abbé Martyrius -déjà tout un programme! Plus tard, il écrivit l'Echelle sainte, le livre de chevet de l'abbé de Rancé, le réformateur ascétique de la Grande Trappe au XVIIe siècle. Parmi de sages propos sur la prière et les étapes de la vie spirituelle, on trouve des perles de ce genre: 'Les personnes les plus avancées que j'ai rencontrées dans le désert étaient des moines sincèrement convaincus d'être indignes, d'avoir échoué dans leur vocation.' (8) Ou encore: 'Les esprits mauvais, flagellés par ta prière, s'enfuiront comme devant le feu.' (9) L'envie de boire (de l'eau!...) doit être combattue par la pensée des flammes de l'enfer, la soif des opprobres est un signe de perfection. Il conseille aux moines d'être 'comme des prisonniers dans des mines frappés à toute heure par leurs geôliers.' (10) On n'est pas loin, ici, du camp de concentration spirituel... Le poison du péché contamine alors aussi les moyens de salut: 'A chaque communion, prie pour que ce ne soit pas pour ta condamnation.'

L'auto-flagellation psychologique est aussi folle que l'auto-flagellation physique. Dans la dernière ligne d'un ouvrage, par ailleurs intéressant, sur la vie monastique chrétienne, on trouve le mot 'diable'. Voilà qui est regrettable quand on sait qu'on finit par devenir ce sur quoi on concentre son esprit à long terme. Il faut attendre pratiquement la fin du volume des 'Paroles des anciens' pour trouver ce qui pourrait évoquer un conseil de visualisation positive: 'Que ta pensée soit toujours sur le Royaume des cieux, et bientôt tu le possèderas en héritage.' (11)

Avant de nous pencher sur la psychologie des excès d'ascèse, essayons déjà de comprendre ce qu'est l'ascèse juste et le rapport équilibré du méditant au corps. A mon sens, l'ascèse juste consiste à accepter les souffrances qui viennent d'elle-même, et l'ascèse excessive à s'en créer. Un Père disait: 'Il ne suffit pas de renoncer à sa vie, il faut la haïr.' (12). Ces propos pourraient constituer une définition de l'ascèse excessive. Par opposition, l'ascèse juste me semble évoquée par Simone Weil à propos de l'humilité: 'Ce qui s'approche le plus de la véritable humilité, c'est l'intelligence.' L'épascèse a bien sûr déjà été critiquée à l'intérieur même de la voie chrétienne. L'abbé Poemen disait; 'Tout ce qui dépasse la mesure vient des démons.' (13). Cependant, Poemen, en voulant adoucir sa position, ne peut s'empêcher de faire rentrer de nouveau en scène les diables, et retombe ainsi dans un conflit de contraires sans fin. Par contre, la Bhagavad-Gita, le grand texte spirituel hindou, prend soin de préciser simplement que le yoga n'est pas fait pour ceux qui mangent trop ou trop peu, ni qui dorment trop ou trop peu. Pas de questions de diables là-dedans. Et la voie du Milieu s'avère tellement importante dans le bouddhisme qu'elle a donné son nom à une de ses écoles principales, le Madhyamika. Il est intéressant de noter qu'ici le mot milieu n'est pas utilisé dans son acception commune; le 'milieu' entre le froid est le chaud n'est pas le tiède, mais un troisième terme qui dépasse la dualité froid-chaud.

D'après la pensée indienne, la souffrance vient de l'ignorance; c'est donc par la compréhension qu'on peut y remédier; cette notion est en accord avec la psychologie moderne. D'une compréhension (viveka) qui n'est pas simplement intellectuelle mais vécue profondément en méditation vient le lâcher-prise (vairagya). Sur ce chemin-là, l'expérience du bonheur intérieur est un moteur puissant. On demandait un jour à un Ancien pourquoi l'âme revenait sans cesse aux choses transitoires et impures. 'C'est parce qu'elle n'a pas encore goûté la douceur des biens célestes. Qui l'a goûtée cherche Dieu de tout son coeur; qui ne l'a pas goûtée revient rapidement aux choses impures.' (14) Il ne faut pas croire que le mélange de souffrance et de bonheur soit l'apanage de l'expérience des ascètes. Ceux-qui sont envahis par une passion amoureuse vivent cet état-là aussi de façon intense. De même, ceux qui font du sport de compétition souffrent beaucoup dans leur corps, mais ils y trouvent un plaisir qui est celui de se dépasser eux-mêmes. Et on peut raisonnablement défendre la thèse que le mépris pathologique de corps est plus grave chez un alpiniste qui risque sa vie pour 'vaincre' un sommet qui a déjà été vaincu trente-sis fois que chez un moine du désert qui jeûne parce qu'il trouve que cela lui donne un esprit plus léger. L'alpiniste risque vraiment la mort, alors que le moine peut bénéficier de son ascèse pour pouvoir avoir une meilleure santé.

La violence dans l'ascèse vient de la méconnaissance d'une loi fondamentale du psychisme: la peur du désir redouble le désir, et la colère contre sa propre colère redouble celle-ci. A court terme, on peut faire violence à son mental et gagner; mais à long terme il se vengera, comme un enfant qui a été battu par son père prendra sa revanche à l'adolescence de toutes sortes de manières. Le psychisme fonctionne par l'alternance des paires d'opposés. Chercher à humilier l'égo de force ne fait que prouver qu'on a toujours un égo, et qu'il est fort. Il y a un fond de manichéisme dans l'incapacité de dépasser les contraires, comme par exemple dans le cas de ce moine du Mont-Athos qui disait: 'Le moine n'a d'autres ennemis que les démons: prier pour eux est impossible.' (15) Ce dualisme est lié psychologiquement à la difficulté de dépasser réellement le désir sexuel chez la plupart: 'Celui qui possède la perle de la chasteté ne peut être libre de la peur de se la faire voler (par les démons) tant qu'il n'a pas atteint le sanctuaire de la tombe, c'est à dire le pays du repos.' (16)

Cependant, il serait injuste de dire qu'il n'y a pas d'intuition du dépassement des paires d'opposés chez les Pères. Grégoire le Théologien disait: 'Se prendre pour un grand pécheur est plaisant, tout autant que de se considérer comme saint ou génial. Mais se regarder tel qu'on est, ni plus haut ni plus bas, semble médiocre.' (17) La colère contre les passions, signe d'un dualisme de débutant, doit être évitée, et Isaac le Syrien conseille: 'Mieux vaut repousser les passions par le souvenir des vertus plutôt qu'en leur résistant.' Saint Nil disait également: 'La prière commence par les pleurs et la contrition, mais il ne faut pas que ce moyen contre les passions devienne lui-même une passion.' (18) Un autre indice du dépassement des dualités se manifeste dans la capacité de certains moines à accepter les tentations avec reconnaissance; à moins que ce ne soit qu'un symptôme du goût immodéré pour les souffrances qu'on s'inflige. Dans le contexte dévotionnel, la grâce est ce qui peut sauver de la triste dualité du combat indéfini entre le Bien et le Mal, mais encore faut-il qu'elle soit présente. Dans le cas contraire, on retombe dans une autre dualité, celle de lm présence ou de l'absence de grâce, dualité qui est une grande pourvoyeuse d'angoisses dans l'évolution spirituelle du chrétien. On trouve rarement exprimée chez les Pères un voie de méditation qui utilise l'observation du mental tel qu'il est. Cependant, on peut rapprocher de cette pratique le conseil de Saint Nil: 'Un homme prie vraiment quand il offre toutes ses premières pensées à Dieu.'

Respect et désidentification du corps

D'après le védanta, trois facteurs vont ensemble: la désidentification par rapport au corps, par rapport à l'égo et par rapport à un Dieu personnel. Quand on réussit à être désidentifié du corps, le reste suit; Il y a au fond un rapport intime entre idolâtrie, autolâtrie et somatolâtrie. Toutes les traditions se rejoignent sur la nécessité de modifier la conscience habituelle que l'on a du corps, même le tantrisme bien compris et le chamanisme. Neurophysiologiquement, l'emploi de drogues hallucinogènes est lié à une modification de la conscience du schéma corporel. Si on est bien guidé, ce qui est rare dans ce domaine, on peut s'en servir pour remettre en cause ses structures trop rigides de personnalité névrotique et élargir sa vision du monde.

Parmi les auteurs chrétiens, c'est peut-être à Maxime le Confesseur que revient le mérite d'avoir le mieux mis en relief le lien entre attachement au corps et attachement à l'égo, qu'il appelle 'philautie'. Irénée Hausherr, grand spécialiste des Pères grecs, a consacré un ouvrage à ce sujet. Il y rapporte la définition de la philautie par Maxime: 'C'est l'amitié passionnée et déraisonnable pour le corps (19)...La philautie étant, comme je l'ai dit, le principe, la mère de tous les vices, une fois qu'elle est arrachée, toute sa postérité, tous ses rejetons sont arrachés avec elle. Elle disparaît, et il ne peut subsister absolument nulle part aucune trace de malice.' (20) Derrière le langage ascétique de son époque, Maxime va très loin: en fait; il soutient, comme le védanta, que la désidentification complète du corps et de l'égo amène à la perfection, à l'état de libéré-vivant (jivan-mukta). Cela signifie-t-il qu'il faille malmener le corps? Non, le vrai processus est un processus de conscience: 'Il ne s'agit pas de supprimer les sens ou les objets des sens, mais l'inclinaison de l'âme vers eux.' (21)

Nisargadatta Maharaj n'était pas un ascète vivant dans le désert. Il était marié, avait plusieurs enfants et tenait une petite boutique à Bombay; cela ne l'empêchait pas d'insister fortement sur la nécessité de la désidentification.: 'Une fois que la désidentification avec le corps-mental a lieu, Brahma (l'Absolu) viendra les mains jointes à vos pieds...' (22). Dans la pensée traditionnelle, le corps correspondrait à ce que Winnicott appellerait un objet transitionnel. Il serait comme ces vieux bouts de tissus sans guère de valeur, mais auquel le bébé s'attache de tout son coeur et de toute son âme et dont il refuse absolument d'être séparé.

La conscience du corps

La nouvelle conscience du corps qui se développe chez le méditant avancé est un état paradoxal, et en cela elle est associée à un éveil. On peut voir une évocation de cet état quand Saint Paul parle d'un expérience qui a "été décisive pour lui, et lui permet de fonder son autorité spirituelle sur ce qu'il a vécu et 'vu' directement; il dit en parlant de lui-même: 'Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans -était-ce dans ce corps? Je ne sais, était-ce en dehors de ce corps? Je ne sais; Dieu le sait- ...cet homme-là fut ravi jusqu'au troisième ciel... il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de redire.' (II Cor 12, 2-4). Grégoire Palamas a lutté au XIVe siècle pour faire reconnaître la place du corps dans la prière, en s'opposant à Balaam, un brillant professeur de philosophie à la cour de Constantinople, aux vues plutôt intellectuelles. Grégoire affirmait ceci: 'Nous disons que c'est un mal d'être dans les pensées corporelles; mais être dans le corps, ce n'est pas un mal, puisqu'aussi bien, le corps n'est pas mauvais.

Le paradoxe de la conscience du corps est celui-ci: il faut que la conscience descende dans le corps pour pour voir comment elle y est attachée; après seulement, elle peut penser sérieusement à s'en détacher. A ce moment-là, la désidentification n'est pas un affaiblissement, mais un renoncement car elle permet de s'identifier au Soi, à sa vraie nature; c'est dans ce sens qu'on répète dans le zen: 'Aller au-delà du corps et de l'esprit' ou que Vivekananda dit: 'Ce sont les gens stupides qui s'identifient au corps qui gémissent piteusement:"faibles, nous sommes faibles!"' (23). Il faut tenir le juste milieu entre l'écoute et la maîtrise du corps. Si on n'a que la maîtrise sans l'écoute, on tombe dans la moralisation pure et le refoulement. Si on n'a que l'écoute et pas la maîtrise, on tombe soit dans dans l'hypocondrie, soit dans une sorte de pansexualisme qui fait plutôt régresser du point de vue spirituel. On revient alors à une centration sur soi, à un égoïsme plat qu'on observe parfois chez des gens qui ont fait dix ans de psychanalyse: non content de courir après la satisfaction de leurs besoins conscients comme la plupart des gens, ils courent en plus après la satisfaction de leurs besoins inconscients et ne s'en sortent plus.

L'intérêt de vivre en solitude, c'est que les pensées venant de l'extérieur diminuent beaucoup, le mental se ralentit et on peut en voir plus clairement la base corporelle. Mais il faut, là-aussi, que cette prise conscience soit accompagnée de détachement, sinon le mental tourne en rond sur lui-même. Marc l'Ascète reconnaît, comme Maxime, une sorte de statut de 'libéré-vivant' à celui qui a réussi à se désidentifier du corps: 'Celui qui, grâce au désir du Divin, a réussi à dépasser l'inclination de l'âme envers le corps devient libre des limites, même en étant encore dans le corps...Pour celui qui fait ainsi, sa vie naturelle ne sera pas un obstacle au fait qu'il demeure en Dieu, dont la nature est au-delà de toute compréhension.' (24). Des sages indiens comme Ramdas et Ma Anandamayi parlaient de leur corps à la troisième personne. Maxime le Confesseur exprime le même état d'esprit à la première page des Quatre Centuries sur l'amour: 'Un homme qui s'attache à Dieu considère les choses visibles comme non existantes, y compris son corps, comme si ce n'était pas le sien.'

La compréhension profonde du paradoxe du corps permet de réconcilier les deux propos apparemment contradictoires de Nietzsche et de François d'Assise. Le premier disait à peu près dans Zarathoustra: 'Il y a plus de sagesse dans votre corps que dans votre raison.' Et le second considérait qu'il fallait traiter son corps comme 'frère l'Ane'. La sagesse qui monte du corps ne peut exister que parce que le corps est conscient. De même, quand l'âne est bien monté, son énergie est orientée par une conscience. Dans les deux cas, le but recherché est cette conscience-sagesse, et non pas le corps comme une sorte d'objet de consommation selon ce que souhaiterait un certain esprit du temps actuel. Parfois, il faut savoir choisir entre l'esprit du temps et l'esprit tout court.

Le sage, comme l'enfant, a une pensée proche du corps. Par sa méditation, il a trouvé des voies directes qui permettent d'aller de la base au sommet. Il a éveillé la kundalini, l'énergie intérieure, nous reviendrons, dans la partie consacrée à 'hésychasme et yoga' aux évocations indirectes de cet éveil chez certains Pères. Ce qui crée la véritable séparation entre le corps et l'esprit, c'est le mental vital, comme une couche de nuages entre terre et ciel. La conscience du méditant avancé traverse cette couche, pareille à la foudre. Le mental vital oscille sans cesse entre la peur et le désir; ce n'est pas une question de 'péché', c'est sa nature d'osciller entre ces deux extrêmes comme le battant d'une horloge; mais quand ce battant finit, un jour, grâce aux pratiques spirituelles, d'osciller et s'arrête enfin à sa ligne d'équilibre -ce qui correspond chez le méditant au rassemblement de l'énergie dans l'axe vertébral, la sushumna- alors la Terre rejoint le Ciel, l'Espace rentre en fusion et le Temps est détruit.

La psychologie de l'ascèse excessive et de l'angoisse dans le christianisme.

Nous avons déjà donné brièvement certains éléments de compréhension des causes de l'ascèse excessive. Nous allons maintenant approfondir et essayer d'élargir la problématique au sens de la souffrance, question qui se pose dans toute tradition spirituelle mais qui a été résolue d'une certaine manière dans le christianisme. Ses réponses ont imprégné notre fond culturel. Une première cause de l'ascèse excessive, et plus généralement de la souffrance qu'on s'inflige, c'est la colère retournée contre soi-même. Du point de vue psychologique, pulsion de suicide et pulsion de meurtre sont en général intimement liés. En Inde aussi, les ascètes (tapasvi-s) étaient connus pour leur colère. Leurs victimes pouvaient être les nymphes (apsara-s) illusoires qui venaient les tenter et auxquelles ils avaient déjà succombé auparavant. Tant qu'ils restaient sujets au désir, ou à son revers qu'est la colère, ils ne pouvaient atteindre la réalisation.

Le plaisir qu'on trouve dans la souffrance est une cause évidente d'ascèse excessive, mais appliquer sur cela l'étiquette 'masochiste' n'est pas une explication en soi. Il semble qu'une des lois de la médecine popuplaire 'plus le médicament est amer, plus il fait du bien' se retrouve tranposée dans le domaine psycho-spirituel: 'Plus ça fait du mal, plus ça fait du bien'. Le problème, c'est qu'en général, ça ne marche pas de cette façon: ce genre de psychologie populaire est souvent aussi erroné que son concept homologue en médecine.

La propension à souffrir peut prendre la proportion d'un délire de damnation comme dans le cas de Jean-Joseph Surin, l'exorciste des soeurs de Loudun avant la Révolution. C'est un fait classique en psychopathologie, surtout dans les fortes dépressions (mélancolies) mais il existe des formes atténuées: même si on ne se sent pas complètement damné, on a l'impression d'être constamment en enfer et d'être obligé d'y persévérer. Le moine prend alors ce qui était un passage difficile de sa pratique comme une norme. Cette jouissance de certains à se sentir en enfer pourrait être qualifiée d'anti-extase.

Une explication simple de cette propension à s'attacher à la souffrance en tant que telle peut être l'inertie, ce qu'on appelle le tamas en psychologie indienne ou le 'conditionnement simple' en comportementalisme. Une expérience de psychologie animale est significative de ce point de vue: un pauvre chien est attaché et il reçoit des décharges électriques. Ensuite, on le détache et il reçoit des décharges dans une boîte dont il peut sortir en sautant, mais curieusement, après avoir fait un rapide tour de la boîte, il préfère rester dedans à gémir et à être electrocuté: c'est plus 'tranquille' quelque part de rester docilement dans son enfer. Seligman, l'auteur de cette expérience, l'a appelé le 'sentiment d'abandon conditionné' (conditioned helplessness) (25)

L'accoutumance à un état agréable ou à une souffrance avait été remarqué depuis longtemps. Vivekananda raconte l'histoire traditionnelle de ces femmes qui étaient en train de pêcher en mer quand une tempête les surprit et les rejeta sur la côte avec leurs paniers de poisson. Elles sont recueillies par un homme riche qui les autorise à dormir dans sa roseraie. Mais après s'être couchées, elles ne parviennent pas à trouver le repos; quelque chose leur manque. Finalement, elles sont obligées d'aller chercher les paniers de poissons qu'elles avaient laissés sur la rive pour pouvoir enfin s'endormir... Rumi raconte le même genre d'histoire. Peut-être faut-il se souvenir de tout cela pour interpréter ce mot bizarre d'un moine: 'Quand je n'ai pas de tentations, je me sens abandonné de Dieu'

La volonté d'ascétisme

Le mot' ascétisme' vient du grec 'askesis' qui signifie exercice' dans le sens d'un exercice athlétique. Le bien-être qu'on ressent pendant une pratique intensive du sport et pendant les quelques temps qui suivent est lié à la production d'endorphines, qui sont en rapport aussi avec certains types d'extase. Le jeûne, quant à lui, favorise la production d'adrénaline destinée à compenser la baisse de sucre dans le sang. Cette adrénaline est aussi augmentée chez les gens qui écoutent la radio ou la musique; cela explique qu'ils se sentent déprimés quand il se retrouvent par extraordinaire dans une ambiance silencieuse. L'adrénaline est un des facteurs qui explique aussi le dynamisme paradoxal des jeunes femmes anorexiques mentales, qui est dangereux car il masque l'affaiblissement du corps.

La privation d'eau (nazareat) qui semblait très importante chez les Pères peut provenir de la volonté de raréfier les mictions, le désir d'uriner ayant à peu de chose près la même localisation que le désir sexuel. Il pouvait être lié également, chez des habitants du désert, à une sorte d'entraînement de survie, analogue aux pratiques de tou-mo -pratiques yoguiques de réchauffement du corps chez les Tibétains qui vivent tout l'hiver dans un froid rigoureux. La privation de sommeil provoque un afflux onirique pendant la veille et favorise donc ce qu'on pourrait appeler des 'visions à bon marché'. Cependant, pour quelqu'un qui sait méditer, cet afflux d'image peut accélérer le processus de purification de l'inconscient, si toutefois il ne s'endort pas pendant sa pratique... D'autre part, les érections réflexes qui se produisent physiologiquement pendant le sommeil ont tendance à se produire pendant la veille et à être à la source de fantasmes; ceci pose problème pour un moine. Dans un contexte chrétien, il peut facilement interpréter ces fantasmes comme des attaques démoniaques. Tous ces faits doivent amener à considérer avec prudence les propositions de retraite intensives avec privation de sommeil importante que l'on voit fleurir actuellement, au moins pour les gens fragiles psychiquement. Il faut les contre-indiquer pour ceux qui ont eu des antécédents d'hallucinations.

Un autre facteur favorisant l'ascèse excessive est l'émulation. Même quand les moines vivaient relativement isolés, ils entendaient parler par les visiteurs des exploits ascétiques de certains frères et avaient envie de les imiter afin d'obtenir leur coupe aux grands tournois de la macération...Si l'imitation des pairs est un stimulant puissant, celle des Pères l'est encore plus. Les moines avaient une sorte de 'complexe du descendant' vis-à-vis de leurs prédécesseurs ou des fondateurs du monachisme censés avoir été obligatoirement meilleurs qu'eux. C'était une forme de nostalgie des origines.Quant aux premiers Pères, ils souffraient visiblement du même complexe vis-à-vis des martyrs qui les avaient précédés de peu (le début du monachisme correspond à la fin des grandes persécutions), vis-à-vis des apôtres eux-mêmes martyrisés, et surtout vis-à-vis de de Jésus mort sur la croix. Cette crucifixion représente un traumatisme de naissance incontournable. Saint Paul a aggravé les choses en disant qu'il ne faut pas que la croix du Christ soit en vain. Cependant, le risque qu'il y a à vouloir trop justifier ou valoriser une souffrance passée, c'est de s'y enfoncer encore plus.

Les martyrs ainsi que leur tombe étaient investi par le peuple de pouvoirs miraculeux. En s'étant sacrifiés, ils étaient devenus sacrés. Les moines qui partaient pour le désert n'étaient pas exempts de cette volonté de pouvoir liée à un statut sacré. Et il devenaient en quelque sorte comme le bouc émissaire qu'on envoie au désert chargé des péchés du peuple et, à ce titre, étaient éminemment porteurs de pouvoir. Les endroits désolés sont habités par les démons (Lev 16, 8) associés par les Pères aux dieux païens. Le Père des moines, saint Antoine, est décrit par saint Athananse comme entouré pendant ses veilles de nuit par les bêtes féroces du désert. Il leur disait: 'Si vous avez reçu pouvoir contre moi (de Dieu), je suis prêt à me laisser dévorer; si vous êtes envoyés par démons, ne vous attardez pas, retirez-vous!' A ces mots d'Antoine, elles fuyaient, on les eût dit chassées par le fouet de son discours." (27) La critique spirituelle qu'on peut élever contre le sacrifice, c'est qu'il représente une action intéressée, faite pour gagner quelque chose -le mérite, ou, sur un autre plan, le pouvoir- tandis que le véritable amour, ou la véritable connaissance, est gratuite. A propos de ce rapport entre sacré et sacrifice, on peut relire les textes de René Girard, ainsi que Nietzsche, qui fait une critique féroce de la notion chrétienne de sacrifice et enfin Eugen Drewerman qui en a donné une analyse serrée du point de vue psychologique (28).

Austérités et pouvoirs

En Inde, le lien entre austérités (tapas) et pouvoirs (siddhis) est claire; mais ces derniers sont décrits comme des obstacles à la libération. Les moines savaient cela, mais recherchaient cependant pour nombre d'entre eux des formes subtiles de pouvoir. Issac le Syrien disait: 'Tout comme lui a été refusée la grandeur de la tentation, ainsi lui a été refusée la grandeur du charisme. En aucun cas Dieu ne donne grand charisme à petite tentation.' (29) Les ascèses extraordinaires attiraient les foules de curieux, comme par exemple celle de Saint Syméon qui restait en permanence sur sa colonne. C'est une loi qui fonctionne toujours en Inde, en particulier pendant les Kumbha-Méla où des millions de pèlerins affluent sur les bords du Gange pour rencontrer des dizaines de milliers de moines et ascètes divers et variés, et sont automatiquement attirés par se spectacle d'ascèses bizarres. Les austérités des moines chrétiens leur conférait des pouvoirs magiques les rendant capable de lutter avec les ascètes païens. On pourrait à ce sujet établir un parallèle entre les moines du désert et Milarépa: après s'être adonné à la la magie et tué une trentaine de personne, celui-ci ressentit un jour vivement le poids de ses péchés et commença de mener une vie extrêmement ascétique sous la guidance de Marpa. Il développa des pouvoirs qui lui permirent de chasser les esprits et les magiciens de l'ancienne religion Bön qui pullulaient au Tibet à son époque et de propager la sagesse nouvelle du bouddhisme.

L'évocation des hérétiques produisait chez les moines du désert une réaction aussi violente que la pensée des femmes: malgré le fait qu'Antoine ait consacré sa vie à développer l'humilité et l'amour du prochain, son sang ne fit qu'un tour quand il s'aperçut que certains de ses visiteurs étaient des partisans d'Arius; 'Ayant jugé et connu leur impiété, il les chassa de la montagne, disant que leurs discours sont pires que le venin des serpents.' (30) Athananse, biographe d'Antoine et évêque d'Alexandrie guerroyant contre les païens et les hérétiques, termine la vie du saint anachorète en recommandant de la lire aux Hellènes pour leur 'prouver que leurs dieux ne sont pas des dieux, mais des démons, et que les chrétiens qui croient en Dieu pieusement les foulent aux pieds, les chassent comme trompeurs et corrupteurs des hommes.' (31) Même si l'on tient compte de l'esprit du temps, cette péroraison finale paraît bizarre comme conclusion de la vie d'un saint qui a passé sa vie à développer l'amour et l'humilité. Cette ambiance de lutte quasi-manichéenne entre l'orthodoxie d'un côté et les païens, juifs et hérétiques de l'autre n'est pas pour rien dans les souffrances des Pères. Elle s'est répercutée dans leur mental sous forme de combat incontournable avec les démons de type 'moi ou eux', et de dualité insurmontable entre le Bien et le Mal.

Pour eux, cette situation semblait naturelle: 'Des Pères vinrent un jour à Alexandrie appelés par Théophile l'Archevêque afin d'y prier et détruire les temples païens.'(32) Certes, ils réussirent à éliminer les païens par la persuasion ou la force, mais ils payèrent le prix de leur manichéisme dans leur corps et leur esprit sous forme de divisions, et donc de souffrances insolubles. Saint Paul lui-même, dévoré par le zèle missionnaire, se plaint de toutes les souffrances qu'il eut à endurer, de l'écharde qu'on lui a mis dans la chair et de l'ange de Satan chargé de la souffleter (2 Cor XII 7). Par opposition, Saint Jean a passé une retraite paisible à l'île de Patmos et ne parle pas spécialement dans ses épîtres de la souffrance qu'il a à vivre pour le Christ. Il paraît plutôt du côté des sages de l'Inde qui ne partent pas en mission mais attendent paisiblement que des chercheurs spirituels viennent les trouver; selon la parole des Védas: 'Quand la fleur de lotus est épanouie, les abeilles y viennent d'elles-mêmes'.

Ascèse et solitude

La vie solitaire intensifie les phénomènes mentaux; elle est une 'caisse de résonance' comme me disait le maître des novices de la Grande Chartreuse que j'avais été visiter. Au bout d'un certain temps survient un véritable éveil de ce qu'on appelle dans la tradition hindoue la 'kundalini'. L'esprit du moine qui avait été relativement paisible jusque là peut alors être traversé par toutes sortes de désirs et de pulsions violentes. Dans un contexte dualiste, cet éveil est en général interprété comme une attaque des démons. En fait, il faut apprendre à canaliser ces énergies, ce que le yoga et la méditation aide à faire. La sécheresse de l'ascèse du désert est-elle un reflet de la sécheresse du climat lui-même. Voilà qui est difficile à affirmer, mais la question peut se poser; Dans ce sens, on pourrait établir cette même relation de cause à effet pour la Russie qui, marquée elle aussi par un rude climat, a été l'un des importants théâtres des exploits ascétiques excessifs dans la chrétienté.

Une autre cause de l'épascèse du solitaire est tout simplement le vide de son emploi du temps. Pour occuper son mental, le moine se crée des exercices ascétiques de plus en plus étranges qui consistent entre autre à imaginer tout ce que les démons vont pouvoir inventer ou calculer contre lui... Chez ceux qui ont une tendance obsessionnelle, le temps libre intensifie les symptômes. L'ascèse devient alors un but en soi, qu'on l'appelle 'obsession' dans le langage psychologique ou 'idole' dans le langage religieux. La lutte contre les démons procure de plus une excitation qui permet de contrer l'acédie (la dépression des moines): quand on regarde des enfants seuls et désœuvrés, on les voit souvent jouer à se battre contre des ennemis imaginaires et ils semblent y trouver un grand plaisir. Je ne dis pas que ce rapprochement explique tous les phénomènes des démons, mais il va plus loin qu'on ne pense.

Il est rare qu'un Père suggère que les conflits intérieurs soient d'ordre psychologique; ils semblent plutôt dans l'ensemble souscrire à l'interprétation démonologique. Ce 'manichéisme mitigé' que nous avons déjà évoqué est loin de la conception de l'Inde. Même la dualisme entre le divin et l'humain est tellement atténué que c'est le même mot 'atman' qui signifie l'âme individuelle et l'âme universelle, le premier sens étant réflexif 'soi-même'. De plus, le Yoga ne voit dans les pensées que des tourbillons (vrittis) dans cette eau qu'est l'Absolu: quand le tourbillon cesse, seul l'Absolu demeure.

L'angoisse et la grâce

Si on va à la racine des chose, la notion même de dualité entraîne l'angoisse. La Taittiriya Upanishad dit (2-7): 'En vérité, cette essence cause le bonheur. Quand on s'établit sans peur dans ce qui est invisible, dépourvu de corps, non défini, sans base, alors on a réellement trouvé l'absence de peur; mais si on fait la moindre différence, on se met à avoir peur.' Dans la conception biblique, il n'y a pas seulement une 'cavité' dans l'Un, mais une faille, un précipice entre substance humaine et substance divine; il n'est franchi que par le pont-levis de la grâce, de temps en temps abaissé, de temps en temps relevé. Cette dualité représente une sorte de projection, de consécration métaphysique de la séparation due au péché originel.

La croyance en la substantialité du corps et de la personne humaine est peut-être ce qui rend l'ascèse chrétienne plus laborieuse que l'ascèse orientale. En effet, le pratiquant se trouve devant un message contradictoire, une sorte de double lien générateur d'anxiété: au fond, on lui demande de croire en la substantialité d'un égo qu'il faut par ailleurs faire disparaître complètement pour laisser la place au Divin. La grâce d'un Dieu entièrement bon peut aider dans ce travail, mais elles est accompagnée par son ombre -l'absence de grâce dont les raisons nous échappent. En ce sens, on peut dire que l'ombre de la grâce, c'est l'absurde, d'où un fond d'angoisse dans les mystiques dualistes.

La non-croyance en la réincarnation participe également de façon non négligeable à l'angoisse du chrétien. Il doit non seulement faire la pari qu'un au-delà existe à la manière de Pascal, mais il doit aussi faire un second pari, celui de croire que son au-delà individuel sera le paradis et non l'enfer. Si un petit malin s'amusait à faire un calcul des probabilités, il trouverait qu'il n'y que 25% de chances que ça marche...Un vieil évêque disait en souriant à l'une de mes connaissances: 'Je comprends mieux la réincarnation des Orientaux à mon âge: c'est vrai qu'une vie pour atteindre la perfection, c'est bien court'. Les ermites taoïstes et bouddhistes tels que nous les décrit par exemple Michel Jourdan dans La vie d'ermite (33) semblaient avoir une ascèse plus intégrée à la nature. Ils recherchaient l'harmonie avec la loi naturelle, et la conjonction des contraires, ce dernier point semblant manquer cruellement à l'ascèse du désert. J'ai lu la Transmission de la petite lampe, le texte de base du bouddhisme ch'an. On n'y parle pas de larmes ni de repentir. Les maîtres sont rudes, mais les histoires qui y pullulent sont pleines d'humour et semblent dépasser bien plus souvent qu'en Occident la simple moralisation pour donner un enseignement essentiel de manière imagée.

Quant aux hindous, leur manque de dualisme culturel a posé un réel problème aux missionnaires chrétiens: ceux-ci ne savaient pas sur quelle corde jouer pour provoquer le 'repentir' et le 'retour au vrai Dieu': les hindous tout simplement ne ressentaient qu'ils en étaient séparés. La dureté de l'ascèse du désert était tempérée par un rapport profond avec un Ancien. Cependant, la vie cénobitique (communautaire) a fait perdre la priorité à cette relation. Les moines se sont mis à apprendre de l'un ou de l'autre, ce qui était un facteur de dispersion dans leur pratique; Le concept d'obéissance à un maître spirituel dépourvu d'égo fût remplacé par la notion de discipline sous la férule d'une administration d'autant plus lourde qu'elle s'estimait être de droit divin. Or, abandonner son égo entre les mains de quelqu'un qui n'en a pas a une profonde efficacité spirituelle, mais l'abandonner à une institution qui, en tant que telle, ne peut faire autrement qu'avoir un fort égo, et non seulement moins efficace, mais possiblement risqué. (34)

Un dernier facteur a pu contribuer à rendre laborieuse l'ascèse des moines du désert: l'enseignement chrétien qu'ils étaient censés suivre à la perfection était basé sur l'amour, mais ils étaient bien sûr loin de la présence féminine, avec une vie de communauté très réduite s'ils suivaient l'hésychia, ou une relation plutôt diluée avec le maître spirituel s'ils habitaient dans une grande communauté; de plus, le culte de la Mère de Dieu, qui a tempéré l'austérité du monachisme postérieur, n'était pas encore développé à l'époque. Il y avait donc bien des limitations à leur possibilités d'exprimer l'amour, et en même temps ils n'avaient pas les ressources d'une pratique de la voie de la connaissance qui, dit-on en Inde, correspond au couronnement de la dévotion: d'où contradiction, et bien souvent souffrance. Un Père comme Evagre le Pontique avait certainement une intuition claire du fait que la dévotion culmine dans la connaissance, mais il ne semble pas que la masse des moines ait suivi sa démarche.

En conclusion de cette partie, même si on ne voit pas clairement la transition entre amour et connaissance, j'espère qu'on aura saisi la nécessité du passage de la crainte -cause principale des excès ascétiques- à l'amour. Saint Jean, le disciple que Jésus aimait; n'a-t-il pas dit: 'Il n'y a pas de crainte dans l'amour; au contraire, le parfait amour bannit la crainte' (I Jn IV,18)?