Yogâcâra ou Cittamâtra

L’école Yogâcâra ou Cittamâtra, voie de « l’esprit-seul », alias « rien que l’esprit », « la pure conscience », fut fondée par Asanga et Vasubandhu au 4ème siècle. Prêt de mille ans après Gautama Bouddha. Yogâcâra ne désigne pas un yoga particulier. C’est une école philosophique bouddhiste Mahâyâna abstraite, subtile et abrupte, qui ne se laisse pas appréhender facilement. Le Yogâcâra énonce l’inexistence du monde illusoire et impermanent. Inexistence ne signifie pas en l’espèce qu’il n’y a rien sous vos yeux, là. Mais que ce qui apparaît à votre esprit n’a pas d’êtreté, d’essence qui la soutienne hors de la conscience. En physiologie on dirait que c’est le cerveau qui donne une réalité aux objets. C’est vrai pour l’habillage et la représentation du monde, mais les phénomènes physiques observés sont indépendants de l’activité d’un cerveau qui les regarde, ce que certaines thèses d’Asanga semblent nier. Autrement dit, avec une approximation limitée du sens des mots, c’est la conscience qui prête sa non-substance à la matière pour lui donner une apparence d’existence. Et qu’au fond toute la matière n’est qu’une ondulation à la surface de la conscience, comme une onde en surface d’un lac tranquille. L’onde n’est pas autre que l’eau du lac, la conscience ; sans l’eau, la conscience, l’onde disparaît. Asanga et son frère Vasubandhu en sont les penseurs fondamentaux. Pour parler physique, si on assimile le vide quantique (qui n’est pas vide, appelons-le champ) à la conscience universelle pour le coup, alors oui, l’absence de champ quantique retire toute possibilité d’existence de la matière palpable. Et c’est bien ce champ quantique qui a engendré les particules élémentaires et toute la manifestation. Dans le Dzogchen, on appelle ce champ kunji, la base.

Toutes nos représentations mentales du monde dit objectif ne sont que de trompeuses constructions qui nous enchaînent à un mirage fallacieux, d’après cette vision radicale. Elles nous enchaînent comment? Par la coloration émotionnelle, le désir et la peur. Tout sentiment que la plupart des spiritualités pratiques s’efforcent de neutraliser. Envisager que tous les objets et sujets désirables ou redoutables de ce monde ne sont qu’illusions, fantasmagories et conditionnement, interprétation hardie des phénomènes, peut nous aider à réviser notre représentation du monde pour sortir du songe…

La doctrine du Yogâcâra, parfois nommée Vijnânavâda ainsi que Vijnaptimâtra influença toutes les branches postérieures du bouddhisme comme le fit Nâgârjuna et son Mâdyamika, voie du milieu, un bon siècle avant, en particulier les  bien postérieures voies du Ch’an et du Zen, et au Tibet celles du Vajrayana (diamant) qui donneront le Mahamudra et le Dzogchen Ningmapa. Il y a peut être même une génération, un terreau originel entre la voie du Milieu de Nagarjuna et le Yogâcâra. A l’opposé, nous avons le Shivaïsme Cachemirien pour qui la production de la nature est la danse de Shiva par son énergie Shakti, laquelle production impermanente peut être vécue dans un accueil naturel et non une mise à distance comme indésirable. C’est une clé cardinale que cette vision différente de la production de matière universelle. En effet, la pratique en diffère totalement, les uns vont nier ou se détourner de tout ce-qui-est pour retourner au non-être sous-jacent à toute création, alors que les autres vont jouir de la vie dans tous ses aspects, les plus colorés, PAS en tant qu’ego, cependant, nuance de taille, mais en se fondant dans le mouvement universel de la shakti. Moult mouvements spirituels promeuvent ainsi la jouissance des plaisirs des sens, de la table et de la chair, et on peut se demander si parfois, les participants d’aujourd’hui n’en oublient un peu la vision préalable dans laquelle « épouser cette jouissance. »

Cela dit, expérimenter l’état naturel qui ne fait plus de catégories nous éloigne de tout jugement, de toute connaissance qui nous ferait dire : « tiens, voilà l’énergie de Shiva », ou au contraire : « méfie-toi, ceci n’est qu’une illusion, un postillon du non-être ». Cette inconnaissance éclaire, au-delà des concepts séparateurs, ce-qui-est.

Asanga décrit avec précisions le cheminement vers l’Eveil par le dépouillement des objets de la conscience pour aboutir au fameux Shûnyatâ (Vide). Nous n’allons pas donner ici de détails exhaustifs du Yogâcâra, renvoyant le lecteur à l’excellent livre de Jean-Marc Vivenza « Tout est conscience », chez Albin Michel, pour les précisions, mais relever quelques idées, concepts, glanés çà et là pour stimuler la curiosité.

Sur la dualité Nirvâna et Samsara : « Ceux qui, redoutant les souffrances résultant de la discrimination de la naissance et de la mort, recherche le Nirvâna ignorent que la naissance et la mort et le Nirvâna ne doivent pas être séparés ; et comprenant que tout ce qui est objet de discrimination n’a pas de réalité (séparée), ils imaginent que le Nirvâna consiste en une annihilation des sens et de leur zone de fonctionnement. Ils ne se rendent pas compte, Mahâmati, que le Nirvâna « est » l’alaya-vijnâna (conscience indifférenciée, assimilable à l’inconscient)  où s’est produit un retournement de la réalisation intérieure. »

Que faire, que dire de la Nature? L’observation neutre de cette production conditionnée interdit que soit prononcée une affirmation définitive et arrêtée puisque tout est soumis au changement et à l’impermanence, cela s’appliquant non seulement aux êtres et aux choses, mais également à l’essence même du monde, faisant de ce dernier l’équivalent d’une pure vacuité, qu’on ne peut ramener ou assimiler ni à la présence, ni à l’absence, apparition et disparition, réalité ou illusion ; en fait identique à rien, insaisissable, indéfinissable, in fine vide.

Tout cela n’est pas théorie philosophique, mais peut être vécu réellement de telle façon qu’on ne puisse pas dire si « cela » est être, non-être, conscience, inconscience, présence ou absence ; c’est tel que c’est : inconcevable et pourtant nôtre.

En conséquence, il s’agit de pratiquer la non-fixation. Ça n’a l’air de rien, mais cela s’applique à tous les domaines de notre activité psychique, voire physique. Corollaire du principe d’impermanence. On ne peut juger de rien, par exemple, ce n’est pas rien!! et qui le pratique? Quand on réalise cela, il se produit comme un arrêt intérieur. On sent qu’il se passe quelque chose de pas commun. On est plus le même, voire on est plus rien d’identifiable. Ce n’est pas théorique, c’est très pratique. Cela vous change dans les tripes! Autrement dit, l’idée d’être « moi » vacille. Cela n’empêche nullement de vaquer à ses occupations quotidiennes sans mélanger le beurre et la confiture! La vigilance est requise pour ne pas rechuter dans les vieux comportements. S’installe un sentiment d’indépendance et paradoxalement d’ouverture à tout ce-qui-est. On ne peut réellement aimer, d’un amour spirituel, premâ, que ce dont on est totalement indépendant. Autrement, c’est juste de l’attachement.

Le Yogâcâra culmine en rejetant l’échelle didactique qui a permis au disciple d’accéder au coeur de l’Absence. Voici un extrait du texte « Sagâthakam » terme du Lankâvatârasûtra:

« Quand on accède à rien-que-la-conscience, on accède à l’absence de représentation
Et le yogi qui demeure sans représentation ne perçoit plus le Mahayana.
Passé, avenir, extinction, personnalité, parole, je les enseigne d’un point de vue superficiel, mais l’ultime réalité est muette.
Illusion, conscience, intelligence intuitive, apaisement, dualité d’être et de non-être, ces enseignements, où sont-ils, pour qui, comment, et à quelle fin, dis-moi?
Je les enseigne à ceux qui baignent dans la confusion à l’égard de l’existence de la seule conscience.
Point de Buddha ni vérité ni effet ni cause ni perversion ni nirvâna, ni mort ni renaissance.
Les douze membres de l’existence n’existent pas, point de fini, point d’infini, toutes les théories sont éliminées, je proclame que seule existe la conscience.
La nature propre de toute chose n’est qu’humaines paroles, l’imaginaire n’existe pas non plus.
Le nirvâna est semblable à un rêve ; on ne distingue rien qui chemine dans le samsâra, rien qui s’éteigne (dans le nirvâna, qui signifie « extinction ».)
Les esprits puérils pensent être éveillés mais le Tathâgata ne se dit ni qu’il est éveillé ni qu’il confère l’Eveil.
Il n’y a point de terres (de boddhisattva) ni de vérités, ni de champs de buddha, ni de corps d’apparition. Buddha, buddha-pour-soi, Auditeurs sont eux aussi imaginaires.
On ne constate ni cause, ni effet, ni énergie, ni lien de libération.
On ne trouve ni temps, ni nirvâna, ni doctrine.
Ceux qui ne voient pas la réalisation possèdent la suprême réalisation. »

En dernière instance, Asanga nous dit qu’il n’existe pas de « voie » puisqu’il n’y a pas de mouvement, pas de doctrine puisqu’il n’y a rien à savoir, pas de libération puisqu’il n’y a personne à délivrer. Il n’y a pas d’Eveil, pas d’Ainsité, pas de Bouddha, rien que le souffle léger du vent, le reflet limpide des nuages sur la surface de l’eau, la vacuité de la vacuité.
(extrait de « Tout est conscience », Jean-Marc Vivenza)